Home
Mardi 25 janvier 2022, à 0h46
Maman,

On est le 24 janvier 2022 au soir, et il y a dix ans précisément, je t'ai parlé pour la dernière fois au téléphone. On a parlé du voyage qu'on allait faire deux mois plus tard en Algérie, et je t'ai envoyé une photo du manteau que j'avais acheté le jour même pour te demander ton avis.

Voilà notre dernière conversation. Une projection dans l'avenir et un détail du quotidien. 

Plusieurs fois, je me suis demandé si à ce moment-là, tu savais que ce seraient nos derniers mots. Si tu t'es dit que parler d'un manteau pour se dire au-revoir, c'était un peu futile. Et si en me parlant du désert algérien, tu savais déjà que tu ne le verrais jamais. Avais-tu déjà en tête que quelques heures plus tard, tu avalerais tous tes cachets de médicaments et que tu ne te réveillerais peut-être pas le lendemain ?

Je ne pense pas, mais cette nuit du 24 au 25 janvier restera un mystère qu'on n'élucidera jamais. Papa pense que si tu avais su, tu aurais laissé une lettre. La police dit que c'était bizarre que tu aies autant de boîtes de médicaments dans tes affaires et que tu semblais les avoir mises sciemment de côté. Il y a aussi la coïncidence de la date où, un an plus tôt, jour pour jour, tu avais vécu un gros traumatisme.

Des bribes de paroles de l'année précédente me reviennent. Certaines sont très floues, d'autres beaucoup plus claires, dont celles de cette soirée que j'ai tendance à oublier, où j'ai dû te convaincre par téléphone, jusqu'à 2 heures du matin, de ne pas aller te jeter d'un pont dans la Seine. J'aurais dû comprendre ce jour-là que c'était sérieux et que tout pouvait basculer. Mais je m'obstinais à penser que tout irait bien.
J'avais 23 ou 24 ans. Autant dire un bébé, alors que j'étais majeure depuis cinq ans. 

Que reste-t-il de tout ça dix ans plus tard ? Tu me sembles appartenir à un autre espace-temps. Une autre vie, presque. Ma vie a tellement changé, et pourtant j'ai l'impression que depuis dix ans, je suis restée un peu bloquée avec toi dans le passé. Le temps a ralenti ce 25 janvier 2012, quand on a frappé à la porte de mon appartement parisien pour m'annoncer que tu étais morte.
Une partie de moi est restée avec toi cette nuit-là et ne s'est jamais vraiment réveillée. Quand on me demande mon âge, je m'étonne souvent intérieurement, "quoi ? 35 ans déjà ?" J'ai l'impression d'être toujours cette jeune fille qui attend ses années d'insouciance et qui ressent une grande injustice de n'y avoir jamais eu droit. Il y a eu beaucoup de lourdeur dans les années qui ont suivi, beaucoup de solitude, beaucoup de responsabilités. Il n'y avait plus vraiment la place pour la légèreté, la joie, l'insouciance.

J'ai mis du temps à relever la tête, à relancer la machine, à m'autoriser à retrouver l'envie de sourire à la vie. Et puis le hasard (ou peut-être mon inconscient) m'a remise dans une situation similaire quelques années plus tard. Je pensais me lancer dans une relation amoureuse légère, joyeuse, aventureuse. Au bout de six mois, j'ai compris que V. souffrait de la même chose que toi et qu'il pourrait aussi mourir si je n'étais pas là pour lui.
Je me suis retrouvée avec un poids gigantesque sur les épaules : celui de savoir ce qui pourrait se passer si je ne prenais pas cette responsabilité.

Dix ans plus tard, je réalise qu'il me reste une cicatrice forte de ta mort : celle de ne plus être capable de me dire que "tout ira bien" et de me sentir obligée de toujours me préparer à toutes les éventualités. J'aimerais pouvoir être plus insouciante et positive, et me consacrer à mon propre bien-être, sans avoir comme épée de Damoclès la souffrance et le deuil de mes proches, et la culpabilité de ne pas avoir fait assez pour les sauver.

//

Maman,

Ca y est, il est minuit, on est le 25 janvier 2022. 

Soyons plus positives. 

Parmi les éventualités de cette année, il y en a de très enthousiasmantes.

A commencer par une qui t'aurait apporté beaucoup de joie : celle d'être grand-mère. Et moi tata. Dans quelques semaines, S. va être papa, tu te rends compte ? Je suis ravie de ce nouveau vent de fraîcheur dans la famille et j'ai hâte de voir tout ce que cette petite fille va nous apporter.

Dans quelques mois, il y aura peut-être aussi mon emménagement dans une maison à la montagne. L'achat de poules à mettre dans le jardin, et des premiers légumes à planter dans le potager.

A plus court terme, la réception de skis de rando pour aller skier en toute liberté sur les sommets enneigés *o*

Et quelque part au milieu de tout ça, un nouveau projet professionnel sûrement.

Rien de tout ça n'est certain, et tout peut encore basculer, mais en même temps que la perte de mon insouciance, j'ai aussi appris ces dernières années que la vie était ce qu'on en faisait. Et je suis bien déterminée en 2022 à continuer à en faire quelque chose qui me corresponde mieux.

//

Maman, 

On est le 25 janvier 2022, il est bientôt une heure du matin et à cette heure-là, il y a dix ans, tu t'apprêtais à avaler plusieurs boîtes de médicaments. On ne saura jamais ce qui s'est passé dans ta tête à ce moment-là, et pourtant ça fait environ deux ans que j'ai décidé de croire que, pendant au moins une demi-seconde, tu as été consciente de ton acte et que tu as été contente et soulagée de ta décision.

Je ne t'en veux pas, le monde est un peu fou. Et douloureux. Et épuisant. Et incompréhensible, parfois.

Je sais aussi que tu le trouvais beau, surtout quand tu étais à la montagne.

Alors considérons la boucle bouclée. Je suis là où tu préférais être, là où tu voulais passer une partie de tes vieux jours, et là où tu n'aurais jamais imaginé que je sois.
La pomme ne tombe jamais loin de l'arbre.

Nous nous recroiserons certainement bientôt, au détour d'un sommet ou d'une piste de ski.

Ta Flo.
(Dix ans)