Au dernier moment, en les apercevant à travers la vitre, assis tous les deux dans le café au coin du lycée, Romain faillit faire demi-tour. Les cheveux bruns de Maëlys dépassaient de son bonnet qu'elle n'avait pas pris la peine de retirer. Il faisait froid, Manu avait posé autour de l'épaule de la jeune fille un bras protecteur et Romain eut une soudaine appréhension à l'idée de quitter la bulle qu'il s'était construite ces derniers jours pour rejoindre leur monde. Pour rejoindre le monde.

Il savait qu'il avait besoin d'être entouré et de garder un contact avec l'extérieur, mais il savait aussi que la tentative de la veille, au lycée, avait été un échec et qu'il était capable de s'effondrer d'un instant à l'autre. Il n'était plus sûr de ce qu'il voulait. Depuis vendredi dernier, il s'était bricolé un équilibre bien à lui, fait de souvenirs amers et d'idées rassurantes, oscillant entre la réalité et le déni, et il ne voulait pas prendre le risque de tout mettre par terre. Parfois, pendant quelques heures, il avait envie de secouer ses idées noires et de sortir à l'air frais pour re-goûter à la vie normale. Mais très vite la tristesse reprenait le dessus et il retrouvait le réflexe de rester à l'abri et de se renfermer sur lui-même pour prendre le temps d'apprivoiser sa douleur, de bien la peser, de s'y laisser bercer.

Alors il attendait dans la rue, sur le trottoir opposé au café, sans réussir à bouger.

C'était stupide, vraiment. Il savait que la clé du deuil était de se forcer à vivre, il l'avait lu de nombreuses fois dans des livres, mais son corps lui mettait des bâtons dans les roues. C'était encore trop tôt. Il ne pouvait pas encore être le garçon droit et positif qu'il aurait voulu être dans cette épreuve.

Il fit un pas vers l'entrée du café et à sa surprise, Maëlys se retourna instantanément comme si elle avait senti sa proximité. Manu se leva et lui fit signe de les rejoindre, ce qui le décida à parcourir les quelques mètres restants et à se réinsérer dans leur trio.

"Tiens, prends ma place" dit Manu en libérant la moitié de la banquette à côté de la jeune fille.

Manu ne semblait pas particulièrement mal à l'aise, contrairement à la veille au lycée. Il posa sa main brièvement sur l'épaule de Romain puis laissa Maëlys le serrer longuement dans ses bras.

"Comment ça va ?, demanda-t-il enfin quand les deux amoureux lui refirent face.
- Honnêtement ? Pas terrible. Mais vous pouviez vous y attendre", lui répondit Romain en essayant de dissimuler le grain de sensibilité dans sa voix.

Il avait passé une nuit et une matinée en dents de scie. Il était content d'avoir œuvré pour rapprocher son frère et sa sœur mais il se sentait seul. A la maison, personne ne semblait véritablement se soucier de lui, ce qui était assez ironique étant donné qu'il était le petit dernier de la famille. Son père avait passé la matinée à ranger des affaires dans son coin, et Alexis et Clara avaient fini par quitter la maison sans expliquer où ils allaient, après quelques discussions agitées.

Bref, Romain se sentait seul. Alors à la dernière minute avant l'heure du déjeuner, il avait appelé ses copains et improvisé un rendez-vous en les convaincant d'abandonner la cantine.

"Alors, qu'est ce qui se passe ?, s'enquit Emmanuel.
- Pas grand chose de particulier. J'avais juste envie de vous parler. J'en avais marre de rester enfermé à la maison.
- Tu as fait quoi depuis hier ?
- J'ai beaucoup dormi, mais ce matin je ne me sentais pas forcément mieux. Il y a une ambiance bizarre à la maison en ce moment, ça me prend la tête.
- C'est à propos de ta mère ?, demanda Manu.
- Oui mais pas que. La famille est en train de se disloquer et ça m'énerve. Depuis hier, Alexis et Clara passent des heures à se chercher, à se déchirer, à se réconcilier et à se redisputer… je ne comprends pas. J'ai l'impression qu'ils passent à côté du fond des choses, qu'ils passent trop de temps à remuer le passé et qu'ils se focalisent sur les mauvaises douleurs. On est en train de subir quelque chose, là, tous ensemble. Ce n'est pas le moment de remonter des vieilles histoires !
- Peut-être que pour eux, si ?, intervint Maëlys. Tu ne peux pas leur demander de réagir exactement comme tu le voudrais. Chacun réagit à sa manière.
- Parce que tu trouves ça normal, toi, qu'ils se fâchent et refusent de se parler dans une période comme celle là ?
- Je veux juste dire que… il n'y a pas d'attitude parfaite. Vous avez tous subi un choc, vous avez besoin de temps pour vous réajuster, retrouver un équilibre à quatre, réapprendre à vous connaître. Il ne faut pas que tu te brusques.
- Je ne me brusque pas. Je dis juste qu'au lieu de tous se soutenir ensemble, ils s'isolent dans leur coin depuis hier. Je sais qu'Alexis et Clara sont deux personnes complexes et qu'ils ont quelques choses à remettre à plat mais ce n'est pas une raison pour oublier les autres. Je suis sorti tout seul de la maison tout à l'heure et personne ne m'a posé de question, tout le monde s'en fout.
- Romain…, murmura Maëlys en caressant le bras du garçon.
- Je n'ai jamais pensé qu'on était une famille à problèmes et ils sont en train de me faire douter.
- Tu crois qu'il s'est passé quelque chose ?
- Non mais j'ai l'impression d'avoir raté un truc.
- Comment ça ?
- Je ne sais pas. C'est vrai que Clara était un peu distante ces derniers temps, mais je pensais que ce n'était rien de plus que des liens déliés en grandissant. Et puis l'éloignement géographique… Mais j'ai trouvé une vieille lettre par hasard ce matin au milieu d'autres papiers et je ne sais pas trop quoi en penser. Ca ne nous ressemble pas, les morceaux ne collent pas. Ca m'agace."

Maëlys le regarda avec attention, attendant la suite du récit, et Romain réalisa soudain qu'il était allé trop loin. Il ne voulait pas divulguer tous les soucis de famille avant d'avoir eu le temps de les clarifier. Elle devina sa gêne et auto-censura sa curiosité :

"Je suppose que tu ne peux pas nous expliquer, pour le contenu de la lettre ?"

Romain secoua la tête. Il se justifia à demi-mots :

"Non. Désolé, ce n'est pas que je ne vous fais pas confiance, mais je voudrais éclaircir certaines choses avec Alexis d'abord. C'est compliqué.
- Et ton père, il en dit quoi ?, demanda Maëlys.
- De la lettre ? Il ne m'en a pas parlé.
- Non, je voulais dire de manière générale, de l'ambiance, de comment il va depuis vendredi dernier.
- Mon père, il ne dit pas grand chose. Il s'occupe. Il reste tout seul à ranger des affaires, à régler des détails pratiques, à lire des messages de condoléances. C'est difficile de dire ce qu'il pense. Je me doute qu'il doit être horriblement triste et perdu mais devant nous il ne dit quasiment rien. Il évite les questions qui font mal et il s'assure qu'on ne manque de rien. Je crois qu'il essaye de garder bonne figure.
- Et toi ? osa Manu.
- Quoi, moi ?
- Eh bien, tu parles de tout le monde mais toi, comment tu vas ?
- Moi, je les regarde, répondit-il calmement. J'ai l'impression de ne pas vraiment être concerné. Ils m'intriguent, ils ont l'air d'avoir tellement de pensées dans la tête et tellement de choses à régler, c'est perturbant. Dans ma tête à moi, Maman est partie et elle a emmené tous mes autres problèmes avec elle. Il ne me reste plus rien à part cette grosse douleur au milieu du ventre."

En énonçant la dernière phrase, ses yeux s'étaient accrochés fixement à la table pour ne pas être gêné par les expressions de ses deux amis. Les mots, lourds, paraissaient sortir plus facilement de cette façon. Il leva la tête pour vérifier si ses interlocuteurs le regardaient toujours, puis rebaissa le regard vers les deux bouteilles de coca qui étaient posées à dix centimètres de ses mains nouées. Manu avait un coca light et Maëlys un coca classique. Il aimait remarquer cette différence car elle faisait partie des choses qu'il aimait chez sa copine : elle se fichait des calories et du regard des autres. Maëlys était 100% vraie, sans substitut d'aspartame.

"Je ne sais pas comment tu fais… lâcha cette dernière. Tu as l'air si calme. A ta place, je crois que je serais survoltée."

Maëlys souleva sa bouteille et but une longue gorgée. En l'observant attentivement, Romain savait dire qu'à sa toute petite échelle, cette gorgée n'était qu'une distraction pour ne pas avoir à affronter l'idée trop longtemps.

"J'espère que tu n'auras jamais à être dans cette situation, énonca-t-il.
- Et pourtant, ça arrivera forcément un jour ou l'autre, non ? Même si c'est dans dix ans ou cinquante ans ?" Elle se retourna vers lui de manière confuse, semblant réveiller en elle quelque chose qu'elle essayait de taire depuis plusieurs jours. "Depuis le début du weekend, j'essaye de regarder mes parents différemment et de me dire qu'ils ne sont pas éternels mais je n'y arrive pas. Je ne peux pas me dire que d'un jour à l'autre ils pourraient disparaître. Leur absence est inconcevable."

Les mots de Maëlys résonnèrent amèrement dans l'esprit de Romain. Il regarda sa copine paniquée et articula malgré lui :

"Tu as raison, ces choses-là n'arrivent jamais qu'aux autres."

Sauf que maintenant, il était "les gens", il était "les autres". Il ne savait pas ce qui était le plus difficile : accepter la disparition de sa mère, ou se séparer du système de pensées selon lequel les mauvaises choses arrivent toujours aux gens éloignés. Les accidents arrivaient aux inconnus à la télé, aux camarades de classe, aux membres lointains de la famille. C'était toujours horrible mais ça ne le concernait pas lui directement. Dans sa famille, les choses s'arrangeaient toujours naturellement et il ne se passait jamais rien de grave.

"Ces choses-là n'arrivent jamais qu'aux autres", répéta-t-il.

Sauf qu'il savait que ces mots n'étaient pas vrais et qu'ils étaient une illusion avec laquelle il ne pourrait plus vivre.

Maëlys posa sa tête contre l'épaule de Romain et celui-ci lui caressa doucement les cheveux. Manu, en face, ne disait plus rien.

"Ca va aller… reprit-il. Merci d'être là tous les deux. Ca me fait du bien de ne pas être tout seul."

Il resserra perceptiblement son étreinte en guise de remerciement pour Maëlys et fit un signe de tête à Manu.

"Bon, et sinon il s'est passé quoi d'intéressant au lycée ce matin ?, demanda Romain pour changer de discussion et parler de sujets moins sérieux. Il voulait sincèrement se changer les idées et redevenir un interlocuteur plus agréable.
- Oh tu sais, pas grand chose… " commença Manu. "On a eu cours de physique ce matin, Enzo a encore failli s'électrocuter et on a récupéré les résultats du bac blanc en fin de matinée…
- Mince, c'était aujourd'hui ?
- Oui, Maëlys a encore cartonné ! Moi j'ai planté une matière mais ce n'est pas très grave.
- Merde…, répondit-il d'une voix inquiète.
- Non non ce n'est pas dramatique, je savais que je ne l'avais pas bien réussie.
- Non, je veux dire : merde, j'avais complètement oublié le bac.
- Ben euh…" hésita Manu. "Tu récupéreras les résultats demain ou plus tard, quand tu reviendras au lycée, non ? Ce n'est pas urgent.
- Non, le vrai bac, celui de juin. Je suis con, je n'y ai même pas pensé depuis plusieurs jours."

Il serra le poing et donna un coup sourd sur la table.

"On est déjà au mois de mars et dans quelques mois je vais devoir être cent pour cent concentré sur mes révisions. Comment je vais faire ? Je ne pensais qu'à reprendre l'école la semaine prochaine, je n'avais pas regardé plus loin.
- Vraiment ?, demanda Manu, et celui-ci regretta quelques secondes trop tard sa réaction.
- Comment ça, vraiment ?
- On s'imaginait que tu y aurais réfléchi. De notre côté, on s'est déjà posé pas mal de questions…"

Cette fois-ci c'est Romain qui s'étonna :

"Des questions sur moi ?
- Oui, dit Maëlys d'une voix douce pour le rassurer. On s'est dit que tu aurais d'autres choses en tête dans les prochains mois et on s'est mis d'accord pour dire qu'on sera là pour toi quoi que tu choisisses. Si tu décides de passer l'examen on s'alternera pour t'aider à réviser et puis si jamais tu penses que…
- Eh non, si je pense que quoi ? Je ne veux pas rater le bac à cause de ça. Je ne veux pas perdre une année et rater l'occasion d'entrer en prépa.
- Shhh", murmura Maëlys.

Il sentit la main de la jeune fille se glisser dans la sienne, mais ce contact n'empêcha pas ses pensées de s'emballer. Il se souvint d'un camarade de classe il y a quelques années qui avait redoublé quand il avait perdu son frère. Il avait quitté le collège pendant plusieurs mois et n'était revenu qu'à la rentrée suivante, en redoublant son année.

"Ca va aller, répéta Maëlys d'une voix rassurante. Ce ne serait pas grave même si tu devais perdre une année dans tes études."

Non ce n'était pas grave, mais il ne voulait pas échouer si près du but. Il frissonna à l'idée de passer une année de plus dans son lycée sans Manu et Maëlys. Il n'arrivait pas à s'imaginer laissé pour compte, à l'arrière, pendant que ses deux amis continueraient à avancer.

"Non, il faut que je réussisse mon bac, conclut-il sur une voix déterminée.
- OK, dit la jeune fille. Alors on t'aidera, tu peux compter sur nous.
- Tu sais quand est-ce que tu as l'intention de revenir au lycée ?, demanda Emmanuel
- Je ne sais pas. Il faut que j'y réfléchisse. Peut-être lundi prochain.
- Mais de toutes façons pas avant la fin de la semaine ?
- Non ça c'est sûr. Après l'échec d'hier je ne pense pas que ce soit une très bonne idée…
- D'accord. Les gens commencent à demander à l'école pourquoi tu n'es pas là.
- Dites leur que je reviens bientôt."

Il serra les doigts de Maëlys, se réconfortant du contact de sa peau et de la sensation de vide qu'elle comblait. Elle l'aidait à se sentir en sécurité.

"Vous voulez que je vous laisse tranquilles ?, demanda Manu. Je peux vous laisser passer le reste de la pause dej tous les deux…"

Le jeune homme pointa deux pouces en direction de la sortie pour accompagner sa demande :

"Vous avez peut-être envie de plus d'intimité…
- Non, reste, l'interrompit Romain. J'aime bien vous avoir tous les deux à côté de moi. Je verrai peut-être Maëlys plus tard.
- Ok. Et tu as des plans pour l'aprem ?
- Je ne sais pas très bien. Il faut que j'appelle Alexis pour lui fixer un rendez-vous dans la journée, j'aimerais bien lui parler de toutes ces histoires de famille, mais je ne sais pas encore s'il aura l'occasion de me voir.
- Et d'ici là ?
- En d'ici là, si vous le voulez bien, je vous donne carte blanche pour me changer les idées !"

Il leur fit le meilleur sourire qu'il avait en réserve. Un étirement des lèvres timide et pas franchement convaincant mais qui voulait dire "allez, je ne peux pas être triste tout le temps, aidez moi à me vider la tête pendant un moment". Manu pesa la sincérité de l'effort et accepta de rentrer dans le jeu :

"OK, il reste encore du temps avant la reprise des cours. Qu'est-ce que tu veux faire ? Balade, partie de ping-pong, dvd, série TV, bowling, ciné, jeu de cartes, jeu vidéo, saut en parachute ?"

Romain s'engouffra également dans la brèche proposée et reprit ses reflexes :

"Ca dépend, tu me laisses le temps d'aller chercher l'avion dans mon hangar ?
- Tu as déjà ton parachute sur toi ?
- Toujours."

Ils ne sautèrent pas en parachute. A la place du plan initial, Maëlys leur proposa de venir passer le reste de la pause déjeuner chez elle. Ils ne reprenaient pas les cours avant 14h30, ce qui leur laissait le temps de marcher jusqu'à la maison et d'envisager une ou deux occupations. Ils se mirent en route, Romain au bras de la jeune fille, qui le surveillait discrètement du coin de l'œil, mais pas assez pour qu'il ne le remarque pas. Romain ne lui en voulait pas, c'était plutôt agréable de savoir que quelqu'un veillait sur lui…

"Pourquoi les choses ne peuvent pas toujours être aussi faciles qu'avec vous ?, demanda-t-il pour leur témoigner sa reconnaissance, sans vraiment attendre de réponse.
- Hmmm, parce qu'on est géniaux ? répondit Manu avec sa désinvolture habituelle.
- Parce que tu nous connais et que tu nous fais confiance ? répliqua plus sérieusement sa collègue féminine.
- Vous ne voulez vraiment jamais laisser de question sans réponse, hein… fit remarquer Romain dans un sourire -naturel, cette fois.
- Non, jamais" rétorqua Manu.

Et Romain rigola malgré lui pour la première fois de la journée.
Maëlys lui donna un coup de coude gentil pour lui montrer que la vie ne lui réserverait pas toujours des mauvaises surprises.

"Mais bon, tu sais qu'on n'est pas les seuls à pouvoir te soutenir, hein ? reprit la jeune femme.
- Oui, je sais. C'est pour ça que je voulais appeler Alexis. J'ai besoin de lui parler. Il ne sait pas à quel point c'est important pour moi.
- Et tu ne veux pas le faire tout de suite pendant que tu y penses ? Comme ça en arrivant à la maison tu es fixé et tu sais à quelle heure tu dois le rejoindre ?"

Romain acquiesça.

"Oui, tu as raison. Je vais lui passer un coup de fil. Vous m'excusez cinq minutes ?"

Il déposa un baiser sur la joue de sa coéquipière et fit quelques pas de côté pour se mettre légèrement à l'écart, pour le principe. Il était moins inquiet de l'indiscrétion de ses camarades que soucieux de bien distinguer les soucis de la famille avec le temps qu'il passait avec ses amis.

Il sortit son téléphone et chercha le nom de son frère dans le répertoire. La tonalité retentit cinq fois dans l'appareil avant d'aboutir sur le répondeur.

"Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur d'Alexis Cellio…"

Il doit encore être avec Clara, se dit Romain. Il ne doit pas vouloir décrocher au milieu d'une conversation.

Il s'éclaircit la voix avant de laisser un message :

"Hello Alex', tu voudras bien me rappeler quand tu vérifieras ce message s'il te plait ? Je voudrais qu'on parle, à propos de ce matin et… à propos du reste, de manière générale. Je ne sais pas si tu comptes passer l'après-midi avec Clara mais si tu pouvais essayer de te libérer…"

Il fit une pause, laissa sa demande s'enregistrer sur l'appareil électronique.

"Je préfèrerais qu'on soit tous les deux. Dis-moi si tu es libre en fin d'après-midi vers dix-huit ou dix-neuf heures. Pour info, je pense que j'irai dîner à la maison après avec papa, si tu avais l'intention de venir aussi. Rappelle-moi s'il te plait."

Il raccrocha et resta un moment à l'écart, en marchant plus lentement derrière les deux autres qui s'approchaient déjà de leur but, précédés par la pluie qui menaçait de tomber. Du coin de la rue, Romain pouvait déjà apercevoir la clôture du jardin qui entourait la maison de Maëlys. Mais il n'avait pas envie d'accélérer. Il se demandait ce que faisaient son frère et sa sœur à cet instant précis, pendant qu'il s'occupait seul avec ses amis.

Son téléphone vibra dans sa poche.

Alexis le rappelait déjà.

"Oui allô Romain ? Désolé, je n'ai pas beaucoup de temps pour parler tout de suite mais je viens d'écouter ton message et pas de problème, on peut se voir tout à l'heure si tu veux.
- OK. Dix-huit heures, ça te va ?"

Son frère fit un son d'approbation.

"Mais je ne sais pas trop de quoi tu veux parler par contre, précisa Alexis à l'autre bout du fil.
- Rien de précis. Je veux juste prendre un peu de temps pour discuter en tête à tête.
- D'accord. Ben on dit dix-huit heures alors… Je suis à Nice avec Clara là mais je trouverai bien une raison pour m'éclipser. On se retrouve au café près de la maison, ça te va ?
- Merci.
- De rien, mais tu es sur que ça va ?
- Oui, on se parle tout à l'heure."

Quand il raccrocha pour la deuxième fois, Maëlys et Manu poussaient le portail extérieur. Il les rejoignit lentement, le temps de se remettre dans leur ambiance. Les deux silhouettes emmitouflées dans leurs vêtements ne détonnaient pas devant la maison en briques rouges et aux volets blancs. L'ensemble créé avait un air particulièrement hivernal. Le bonnet blanc en laine de Maëlys suffisait à renforcer l'illusion de Grand Nord en pleine Côte d'Azur. Ils se dépêchèrent de rentrer avant les premières gouttes de pluie.

Il n'y avait personne dans la maison.

Maëlys partit leur préparer quelques tartines à la cuisine et ils se blottirent dans les plaids du canapé du salon en allumant la télé. Comme d'habitude, ils lancèrent des épisodes de série TV et Romain se mit à rire devant un énième épisode de Friends qu'il connaissait déjà par cœur. Il découvrit que devant l'écran, entouré de ses camarades, son cerveau se mettait en pause. C'était une sensation agréable de se déconnecter de ses problèmes pendant vingt longues minutes et de se laisser glisser dans une autre réalité…

Quand le générique de fin défila, il demanda à en regarder un autre, puis encore un autre, et encore un autre. Romain ne demanda pas si Manu et Maëlys devaient retourner en cours, par peur de provoquer leur départ. Etonnamment, les deux autres n'abordèrent pas non plus le sujet. Alors il se contenta de se blottir contre l'épaule de Maëlys et ses amis s'exécutèrent sans protester…

... jusqu'à ce que le temps passe et qu'au milieu de l'après-midi, il ne reste plus que deux heures avant de devoir partir. Vérifiant le cadran de sa montre, Manu réitéra sa proposition de les laisser seuls et cette fois-ci Romain accepta. Ils l'accompagnèrent à la sortie et dès qu'Emmanuel claqua la porte derrière lui, Maëlys se tourna pour se repositionner près de Romain et passer les bras autour de son cou.

"Comment tu te sens ? Tu as besoin de quelque chose ? Dis moi ce qui te fait envie et je ferai de mon mieux…
- A vrai dire, je suis complètement crevé. Ca te dérangerait si on allait se reposer dans ta chambre ?"

Romain prit la main de Maëlys et l'emmena jusqu'au bout du couloir, devant le petit lit de sa chambre. Il l'invita à s'allonger au milieu du matelas puis doucement, lentement, s'installa tout contre elle, comme un enfant, la tête sur son épaule et un bras autour de son ventre. Il posa un baiser sur la joue de sa copine puis cala son oreille sur sa poitrine et se laissa bercer au son des battements de son cœur. Boum boum. Boum boum. Maëlys était en vie. Boum boum. Maëlys était présente.

Il sentit une main caresser ses cheveux et s'endormit dans sa chaleur.



***


Romain se sentait mal à l'aise alors qu'il arpentait les trottoirs près de l'arrêt de bus. Il vérifia l'heure à sa montre pour la deuxième fois - le prochain car devait arriver dans dix minutes - puis ré-enfonça profondément les mains dans ses proches. Il regrettait la présence de Maëlys contre sa peau pour lui tenir chaud. Les couches de vêtements ne lui paraissaient plus suffisantes pour se protéger du monde extérieur. Il respira l'odeur de la jeune fille sur son écharpe et refit un tour autour de sa gorge pour la garder près de lui.

Alexis avait dit de l'attendre au café mais Romain n'avait pas envie d'obéir à leur arrangement. Sur un coup de tête, il avait décidé de surprendre son frère à la sortie du car - celui en provenance de Nice, qui arrivait vers dix-huit heures - pour le voir au naturel, l'observer un moment sans qu'il ne le sache, avant qu'il ne se fabrique une expression artificielle et plus sociale. Romain voulait voir son vrai visage et savoir comment il vivait réellement la mort de leur mère.

Il n'avait pas encore décidé comment s'y prendre, il s'était éloigné de l'arrêt de bus, de l'autre côté du boulevard, et en était encore là de son plan improvisé quand le car arriva. Le véhicule cracha quelques passagers, puis ceux-ci commencèrent à dépasser du groupe et s'éparpiller en traversant la rue. Parmi eux, Romain reconnut une silhouette couverte d'un manteau gris qui se dirigeait dans la direction du café où ils s'étaient fixé rendez-vous.

Romain s'engagea naturellement à sa suite. Il regardait la silhouette agile qui le précédait d'une vingtaine de mètres, de l'autre côté de la rue ; la stature et l'aisance de son aîné alors qu'il marchait à grandes enjambées, sans appréhension. Il se demanda comment Alexis faisait pour paraître toujours si équilibré. Il devinait son visage neutre sous les mèches blondes - rien ne laissait transparaître les évènements de la semaine.

Il lui en voulut un peu de paraître si normal. Il aurait espéré détecter quelque chose d'autre dans ses traits au naturel, une blessure qu'il ne montrait peut-être pas par ailleurs.

Mais non, Alexis était Alexis.

Celui-ci marcha encore quelques minutes jusqu'au café puis s'arrêta face à la devanture et regarda à travers la vitre, probablement pour voir si son cadet se trouvait déjà à l'intérieur. Puis se retourna et aperçut Romain de l'autre côté de la rue.

Il fit un signe de la main à son petit frère mais Romain n'avait pas envie de retourner le geste, ni de suivre les conventions sociales habituelles qui l'auraient forcé à hâter le pas pour le rejoindre. Il enfonça la tête de plus belle dans son écharpe et parcourut les derniers mètres sans changer de rythme.

"Hello frangin, ça va ?, demanda Alexis. Tu fais une drôle de tête.
- Oui désolé, je me suis endormi chez Maëlys, je suis un peu dans le coltard."

Excuse pas complètement fausse.

"Ah. Et elle va bien ?
- Ca va, oui, elle fait de son mieux pour me soutenir..."

Il frissonna.

"Dis, on peut rentrer ?"

Alexis acquiesça et poussa la porte du café.

"Et toi comment s'est passée ta journée ?" demanda Romain, qui était curieux de savoir ce qu'avaient fait son frère et sa sœur pendant l'après-midi en son absence. La dernière fois qu'il avait vu Alexis, Clara et lui semblaient sur le point de pouvoir recoller quelques morceaux.

Ils s'installèrent à une table dans un coin du café et Alexis s'agita tout d'un coup.

"Attends, je ne t'ai pas dit ! Il m'est arrivé un truc incroyable.
- Ah bon ?
- Un truc de dingue.
- Euh… tu t'es rabiboché avec Clara ?
- Non, j'ai embrassé la meilleure amie de Clara hier sans le savoir.
- Delphine ?"

C'était improbable. Delphine était la grande copine de Clara pendant ses années de foyer à Paris mais n'avait jamais mis les pieds dans le Sud à la connaissance de Romain.

"Non, remonte quelques années en arrière.
- Une amie de Juans ?
- Oui.
- Emily ?"

Le visage d'Alexis s'éclaira comme allumé par une joie enfantine.
"Jackpot !"

Romain sourit malgré lui devant le changement d'expression de son frère. Il n'était pas particulièrement ravi que l'événement principal de sa semaine soit encore une affaire de filles mais son agitation était amusante.

"L'idée a l'air de te plaire, fit-il remarquer.
- Oh, si peu.
- Et je peux te demander comment ça s'est fait ?
- Ben par hasard, je me baladais sur la Promenade des Anglais et je n'arrive toujours pas à croire qu'entre toutes les filles que j'aurais pu croiser, je sois tombé sur elle.
- Tu aurais pu tomber plus mal, il paraît que tous les garçons du collège voulaient sortir avec elle à l'époque.
- Ah bon ?
- Oui, c'est Clara qui m'avait dit ça une fois. Elle était même un peu jalouse, je crois.
- Je veux bien croire qu'Emily était une jolie fille. Je me souviens vaguement de ses traits à l'époque où j'accompagnais Clara à l'école, mais elle a tellement changé depuis, je ne l'aurais jamais reconnue…"

Il réfléchit quelques secondes.

"En tous cas, je sais que je ne devrais pas dire ça parce qu'elles étaient toutes les deux très gênées en réalisant la situation, mais je ne regrette pas notre petite mésaventure…
- Parce qu'elle embrasse bien ?
- Hmmm…"

Les yeux d'Alexis brillèrent de malice.

"Pas mal du tout. Mais il faudrait que je recommence l'expérience pour avoir un avis tout à fait objectif sur la question."

Alexis laissa sa phrase en suspend et Romain apprécia le sous-entendu qu'il y avait laissé, suggérant que la "mésaventure" pourrait en fait être plus que cela.

"Mais assez parlé de mes conquêtes. Comment ça va toi ?, demanda Alexis pour ne pas trop pousser le sujet de conversation. Tu voulais me voir à propos de quoi ?
- Ben je t'ai dit… rien de particulier. Je voulais qu'on prenne un peu de temps pour parler. A vrai dire je pensais que tu allais me parler spontanément de ta journée avec Clara, je ne m'attendais pas au récit de ton dernier coup de foudre." Il fit un clin d'œil à son frère pour l'embêter mais celui-ci ne répondit pas. "Et donc tu l'as trouvée comment, Clara ?
- Eh bien elle est…difficile à cerner.
- Vous vous êtes un peu réconciliés depuis ce matin ?
- Je ne sais pas. Elle a des comportements bizarres. Soit elle se renferme sur elle-même et refuse de me parler. Soit elle se libère et veut parler de tout. Mais dans les deux cas, elle ne veut pas aborder de sujets sensibles. Elle a peur de se mettre en danger, je crois."

Romain ne prit pas la peine de demander ce qu'il voulait dire par "danger". Il voyait bien que quelque chose se tramait entre ses deux aînés et qu'ils ne voulaient pas l'inclure dans leurs tergiversations. Sauf qu'il en avait marre de rester sur la touche. Il entendit la voix de Maëlys cet après-midi lui dire qu'il devait essayer de s'imposer plus dans ses relations fraternelles et il s'entendit lui-même répéter son message à haute voix :

"Bon, je vais être direct mais il y a quelque chose que je ne sais pas ? Clara m'inquiète. J'ai l'impression qu'il s'est passé quelque chose de grave et que je ne suis pas au courant. S'il s'est passé quelque chose, tu peux me le dire s'il te plait ?"

Romain appuya le regard d'Alexis pour lui montrer qu'il était sérieux et fut étonné de ne pas s'entendre répondre une moquerie sur sa non-possibilité de connaître toutes les choses du monde. Au contraire Alexis sourit en soutenant son regard :

"Il y a plein de choses que tu ne sais pas, mais je ne suis pas sur de les savoir mieux que toi.
- Donc il ne s'est rien passé avec toi et Clara il y a quelques années…?
- Non, rien de spécial à ma connaissance. Clara est partie à Paris il y a cinq ans avec pas mal de choses sur le coeur…
- Elle est partie sans dire au revoir à personne, interrompit Romain.
- Oui. Mais je crois qu'elle avait ses raisons, même si on ne les connaissait pas. Par contre depuis vendredi, je ne pense pas qu'elle-même sache où elle va. Ca fait deux jours que j'essaye de comprendre ce qu'elle a dans la tête mais je n'y arrive pas, j'essaye juste de rester à ses côtés au cas où elle trouve l'envie de parler.
- Et ça ne vient pas ?, demanda le cadet.
- Non, en tous cas pas sur les sujets importants. De ce que j'ai compris, elle lutte tellement pour savoir ce qu'elle ressent par rapport à la mort de maman ; ça bouillonne tellement à l'intérieur qu'elle veut rester en terrain le plus neutre possible pour être sûre de ne pas dire un mot de travers."

Alexis haussa légèrement les épaules pour souligner le caractère hypothétique de son explication.

"Pour moi, c'est plus simple" reprit-il. "Tout le monde sait que je suis un enfoiré et que je passais mon temps à me prendre la tête avec maman, alors je peux dire à peu près tout ce que je veux et avoir des réactions inappropriées, les gens ne s'offusqueront pas trop et mettront ça sur le compte de mon sale caractère.
- Ce n'est pas vrai", répondit Romain en repensant au malaise passager qu'il avait ressenti en voyant son frère déambuler dans la rue comme si de rien n'était.

Mais Alexis ne l'écouta pas et continua son discours en désignant son petit frère du doigt :

"Toi tu étais le fils modèle de maman alors tu réagis comme elle aurait voulu, sans froisser personne, comme les personnages dans les livres. Tu es triste mais on voit que tu ne veux pas te laisser abattre, que tu puises dans tes ressources pour rester droit, sain. Je ne sais pas trop comme tu fais ça d'ailleurs, tu dois être le mieux réussi de nous trois…"

Il s'interrompit et Romain ne voulut pas profiter de cette pause pour corriger l'image un peu trop facile que son frère se faisait de lui. La conversation n'était pas finie, il manquait encore leur sœur au tableau..

"Mais Clara… ça fait six ans qu'elle est partie, reprit Alexis. Elle a coupé les ponts et n'avait presque plus de relation avec maman ces derniers temps. Alors elle a du mal à savoir où elle en est, je crois. Elle m'a dit hier qu'elle avait l'impression que maman ne la connaissait plus. Je pense que l'inverse est vrai aussi.
- Mais elles se parlaient toujours au téléphone, quand même…" résista Romain.

Alexis rigola en voyant la mine de protestation de son frère.

"Attends, laisse moi rire ! Tu as déjà vu papa ou maman avec quelqu'un de la famille au téléphone ?" Il prit une petite voix théâtrale pour illustrer son propos. "Allô ça va ? Quel temps il fait à Paris aujourd'hui ? Ici il fait un temps magnifique, on est allés se promener, c'était superbe. Tu manges quoi de beau ce soir ? Nous on a cuisiné un poulet rôti à midi, avec des pommes de terre. Et toi pas trop dur le boulot ? Bon eh bien on ne va pas te déranger plus longtemps, il est déjà vingt-et-une heures, il ne faut pas que tu te couches trop tard." Il reprit une voix normale. "Et je caricature à peine ! Comment veux-tu avoir une vraie conversation avec ça ?
- C'est une conversation tout à fait normale, protesta Romain. Si on avait des choses à dire, on pouvait les dire.
- Tu ne me feras pas croire ça. Papa et maman n'ont jamais cherché à savoir comment les gens allaient vraiment. Jamais.
- Je ne suis pas d'accord.
- En tous cas ils n'ont jamais cherché à savoir ce que j'avais dans la tête, moi, et c'est pas faute de leur avoir tendu des perches."

Quelques secondes de silence s'installèrent pendant qu'Alexis se repositionnait sur sa chaise et Romain faucha le moment au vol :

"Parce que tu as des choses dans la tête, toi ?"

Au lieu de répondre, Alexis leva la main en l'air et héla le serveur pour le faire s'approcher de leur table.

"Ne crois pas t'en sortir aussi facilement, répondit Romain.
- Une bière pression s'il vous plait. Et une deuxième pour monsieur, commanda l'ainé en pointant son frère du doigt.
- Ne détourne pas le sujet, tu n'as pas répondu à la question.
- Quelle question ?
- Tu as dit que tu avais quelque chose de spécial dans la tête que tu aurais voulu que papa et maman cherchent à savoir.
- Non, je n'ai pas dit ça. J'ai dit qu'ils n'ont jamais essayé de savoir ce que je pensais vraiment dans le fond, de savoir qui j'étais. Ca ne veut pas dire que j'avais un horrible secret. Pas de panique.
- Ca ne veut rien dire ça…
- Si, ça veut dire qu'ils m'ont toujours regardé comme le fils qu'ils voulaient que je devienne et qu'ils n'ont jamais cherché à savoir s'il existait d'autres versions d'Alexis.
- Parce ce que vous êtes beaucoup là dedans ?, demanda le jeune homme en pointant un doigt sur sa tempe.
- Pas mal."

Romain hésita à creuser plus loin et à essayer de décoller le masque de son frère. Le serveur apporta les deux bières pression qu'il déposa au milieu de la table. L'entrechoquement des verres sonna une trêve provisoire dans la conversation des frangins. Alex attrapa son verre et trempa ses lèvres dans la mousse.

"Ah… soupira-t-il. C'est déjà ma deuxième bière de l'après-midi. Je vais devenir alcoolique avec toutes vos histoires.
- Je n'ai rien fait, moi.
- C'est vrai.
- La première, c'était avec Clara ?
- En haut de la colline du château en regardant l'écume de la mer. Ca aurait presque pu être poétique... si Clara n'avait pas pété un plomb.
- Pardon ?
- Quand je l'ai laissée là-haut pour venir te rejoindre, elle... hm... marchait en équilibre sur la corniche."

Romain ne répondit pas, un peu préoccupé par les dires de son frère qui ne semblaient pas, lui, l'inquiéter plus que ça.

"Non mais ne t'en fais pas, rectifia Alexis. Elle ne se mettait pas en danger. Je crois qu'elle avait juste besoin de goûter un peu à l'appel du vide, de tester ses limites. Elle était consciencieuse de ne pas faire un pas de travers, de ne pas aller trop loin.
- Quand même… fit remarquer Romain.
- Oui et non. Finalement c'est une belle image d'elle : les bras grand ouverts, au bord d'elle-même. Elle a peut-être besoin de ça, d'être au bord du gouffre, de sentir le vide sous ses pieds pour débloquer ses peurs et se sentir libre de crier, de parler.
- Tu essayes de me dire que pour qu'elle s'ouvre à nous il faut qu'on la mette dans des situations périlleuses ?
- Quelque chose comme ça, oui."

Alexis sourit et ce moment simple avait un tout petit quelque chose de magique ; une ébauche de complicité entre frères qui se recréait. Romain accepta le conseil à demi-formulé en hochant la tête.

Il but à son tour une gorgée de bière et prit le temps de respirer un peu plus calmement. Le brouhaha léger créé par leurs voisins de café formait une bulle qui les protégeait des regards et leur permettait de parler librement. Il y avait un confort certain à pouvoir parler en tête à tête avec son frère, comme deux adultes, dans un lieu qui n'évoquait aucune tristesse ou aucun malaise. L'excuse de la bière aidant, il trouva le courage de poser la question qui le taraudait depuis un moment :

"Dis, Alex, puisqu'on en est aux confidences, est-ce que je peux te demander quelque chose qui ne se demande pas habituellement ?"

Alexis hocha la tête.

"Dis toujours…
- Tu l'aimais vraiment, maman ?
- Ouhla, c'est une vaste question que tu me poses là… Tu es sûr que tu veux que je réponde à ça ?"

Romain fit oui de la tête. Il était un peu gêné à l'idée de formuler une telle supposition mais la réponse immédiate d'Alexis tendait à montrer que ce n'était pas si stupide. C'était une question qu'il s'était souvent posée en observant l'attitude d'Alexis et de sa mère. Il renchérit, plus sûr de lui cette fois :

"Oui, j'en ai marre de jouer au chat et à la souris. Dis-moi, je n'ai pas peur.
- Tu dis ça comme si j'étais sur le point de t'annoncer quelque chose de terrible…
- Ce n'est pas le cas ?
- Non. Si ta question est de savoir si j'aimais ma mère, la réponse est oui, et elle me manque énormément depuis vendredi. Je n'arrive pas à croire qu'elle ne soit plus là, c'est impensable.
- Mais…, continua Romain en laissant trainer la voix pour suggérer une suite.
- Mais oui tu as raison, je ne pense pas que je n'ai jamais aimé maman comme une personne à part entière, comme une amie ou comme quelqu'un que l'on connaît vraiment et que l'on apprécie. Maman était maman. Je ne la connaissais pas autrement. Je ne lui ai jamais parlé de sujets qui me tenaient vraiment à cœur.
- Et ça te gêne ?
- Bah… oui.
- C'est pourtant le cas de tout le monde, non ? Les parents ne racontent jamais toute leur vie à leurs enfants, ils restent toujours distants pour qu'on ne devine pas leurs secrets, ils ne veulent pas qu'on sache comment ils étaient avant.
- Peut-être, mais moi ça ne me suffit pas.
- Tu exagères.
- A mes yeux, pour aimer quelqu'un pour de vrai, il faut connaître ses défauts, ses qualités, ses faiblesses, sinon c'est comme aimer un inconnu dans la rue, ça n'a pas de sens."

Romain se tut et Alexis affermit son message :

"Tu sais me dire toi si maman avait déjà été déprimée dans sa vie ? Si elle a eu beaucoup de copains avant papa ? Quel a été le plus beau moment de sa vie ? Ce qui lui faisait le plus plaisir au quotidien ?"

Le cadet prépara des réponses, chercha des arguments à opposer à ceux de son frère mais ceux-ci restèrent à un état embryonnaire. Il savait qu'Alex n'avait pas complètement tord dans le fond bien sûr, mais…

"Quand même, je pense pouvoir répondre à la dernière question : elle disait toujours que son plus grand plaisir c'était de nous voir tous les trois ensemble."

Elle le leur répétait régulièrement, à chaques vacances, à chaque noël. C'était sa fierté d'avoir réussi à élever une famille unie. Quand il voyait l'état de leur nouveau cercle familial, ça le faisait rire jaune. Il pinça ses lèvres pour contenir les émotions que le souvenir de sa mère suscitait, puis remonta les yeux vers Alexis et reprit :

"Après… effectivement je ne sais pas combien de copains a eus maman avant papa. Ni si elle considérait avoir eu une enfance heureuse. Ni si elle avait peur de la mort. Et tu as raison, ça fait un peu drôle…Mais ceci dit, je n'ai pas l'impression qu'elle me soit étrangère pour autant. On n'a pas vraiment besoin de raison tangible pour aimer sa mère."

Alexis ne souhaita pas répondre, respectant probablement l'avis et la position de son frère même s'il ne se rangeait pas à ses côtés.

"Oui, oui… dit-il sans conviction. Bon, tu ne veux pas parler d'un sujet un peu plus léger pour changer ? Tiens, parle-moi de Maëlys. Tu étais avec elle cet aprem ? Comment ça se passe entre vous ? Ca a l'air de devenir sérieux, non ?
- Un peu, oui, répondit Romain en haussant légèrement les épaules.
- Pas plus que ça ?
- Si bien sûr. Mais tu changes de sujet de conversation.
- Ca fait du bien parfois d'alléger un peu une discussion. Il faut savoir passer à autre chose, quitte à revenir plus tard au sujet initial.
- Ca veut dire qu'on reparlera de maman après ?
- Ca veut dire que tu dois d'abord répondre à ma question sur Maëlys."

Alexis le défia gentiment du regard, pour lui faire comprendre qu'il ne lâcherait pas à ce petit jeu-là.

"On commence à bien se connaître, finit par répondre Romain. Ca fait du bien de l'avoir à mes côtés. Elle rend les choses beaucoup plus faciles, surtout en ce moment.
- Tant mieux, s'exclama Alexis. Je suis content de voir que votre relation prend forme. Je me souviens encore ce premier jour où tu m'as demandé conseil pour pouvoir l'aborder et lui dire que tu l'aimais bien.
- Et toi, tu ne veux pas te poser et trouver quelqu'un plutôt que de courir toujours à droite à gauche ?
- Hmmm… je ne sais pas, hésita-t-il. Je ne pense pas en être encore là. Un jour, peut-être, mais j'ai encore du chemin à faire.
- Comment ça ?
- Changer de coéquipière régulièrement, c'est beaucoup moins contraignant. Je n'arrive pas à m'imaginer avec la même personne pendant plusieurs années, pour le moment ça me fait peur."

Alexis abandonna le sourire coquin et charmeur qu'il montrait souvent lorsqu'il parlait de filles. Ca changeait de son image habituelle de mec un peu superficiel, même si dans le fond Romain savait que son frère n'était pas le beau gosse sans cœur qu'il l'accusait parfois d'être. Ni le frère horrible qu'il craignait souvent avoir.

Il y avait aujourd'hui quelque chose de différent derrière la façade, une vérité plus nuancée, moins provocatrice. Ils étaient là tous les deux, dans une parenthèse où ils pouvaient parler ouvertement.

"Dis au fait, Alexis…, reprit Romain d'une voix hésitante. Tu pensais vraiment ce que tu disais hier ? Que tu n'irais pas à l'enterrement ?"

Alexis s'immobilisa tout entier, le temps d'absorber la question. Il hocha la tête, sans aucun esprit de vengeance ni colère, mais sa voix avait repris un timbre un peu distant.

"Oui c'est vrai." articula-t-il.

Oui, c'est vrai, répéta Romain dans sa tête.

Il sentit son frère se ré-éloigner d'un coup, briser la proximité fragile qu'ils avaient construite dans leur bulle de café, au milieu des brouhahas des autres clients. La voix d'Alexis retrouva une résonnance normale parmi les paroles environnantes et Romain reprit conscience du lieu public où ils étaient. Les syllabes se détachaient les unes des autres et perdirent de leur charme.

Son frère tenta comme il put de se justifier :

"Je n'ai jamais été à un enterrement, tu comprends, ça ne me fait pas du tout envie."

Romain rigola nerveusement. Il était un peu agacé, malgré lui.

"Parce que tu crois vraiment que ça fait envie à quelqu'un ? Que les gens y vont pour se faire plaisir ?
- Bah… oui, répondit Alex sans grande conviction. Sinon il n'y en aurait pas, si ?
- Ce que tu dis est terriblement idiot.
- Non. Les enterrements ce n'est pas fait pour les morts, c'est fait pour ceux qui restent.
- Peut-être. Mais ce n'est pas la question. Un enterrement c'est un rite de passage, c'est important que tout le monde soit là, que tout le monde rende un dernier hommage. On ne te demande pas d'être ravi d'y assister.
- Eh bien tu vois, c'est ça qui me dérange. L'idée que l'enterrement soit une étape obligatoire. Si je ne viens pas, ça fera du mal à qui, tu peux me le dire ? Les autres gens de la cérémonie viendront pour se donner bonne conscience ou bonne image, mais au final qu'est ce que ça changera ? Je n'ai pas envie que la société me dicte quand je dois me sentir mal et quand j'aurai le droit d'aller mieux. Je réagis comme je veux."

Romain dévisagea son aîné alors que son masque de gentillesse tombait. La voix de frère s'était durcie, acérée. Il avait du mal à faire le lien entre les différentes versions d'Alexis qui lui étaient présentées aujourd'hui.

"Oh ça va, arrête de me regarder comme ça, répliqua Alex. J'en ai marre qu'on me prenne pour un salaud… Je n'ai peut-être pas envie d'aller à l'enterrement et je sais que ça ne correspond pas à l'image parfaite de ce qu'un fils devrait faire mais j'ai mes raisons.
- Même si pour nous, c'est important que tu sois là ?"

Alex leva les yeux au ciel.

"Pourquoi est-ce que dans cette famille, on doit toujours faire les choses pour les autres ?
- Parce que… c'est important de se soutenir et de se serrer les coudes ?
- Important ? Tout est important avec toi. C'est important que tout le monde soit présent à l'enterrement, c'est important qu'on se serre les coudes, bientôt tu vas me dire que c'est important qu'on pleure tous jeudi pour montrer notre peine ?
- Tu viendras, alors ?
- Je ne pleurerai pas.
- Je m'en fiche, ce n'est pas le but. Ce qui compte c'est que tu sois à côté de Papa, Clara et moi. On ne regardera pas ton visage. Tu fais ce que tu veux.
- Ce que je veux, c'est ne pas venir.
- Tu veux bien y re-réfléchir quand même ?
- Je peux y re-réfléchir mais ne te fais pas de fausses idées."

Dans les yeux d'Alexis, il était assez clair que sa décision était prise et qu'il ne voulait pas changer d'avis. Mais Romain ne désespérait pas, il voulait croire que son frère retournerait sa veste au dernier moment pour ne pas subir les reproches familiaux. C'était un peu facile de se désengager de toutes ses responsabilités sous prétexte d'idéologies sociales.

Il avait déjà échappé à toute la préparation logistique de l'événement pour les mêmes principes. Leur père, Romain et Clara - à distance - avaient du s'occuper seuls de la confection des faire-part, de la visite aux pompes funèbres, du choix des textes à réciter. Ce n'était pas une partie de plaisir mais quelqu'un devait bien s'en occuper. On ne pouvait pas s'exclure totalement de la réalité physique, concrète, de l'événement qu'ils traversaient. Alexis, lui, fermait les yeux, se coupait de la douleur en sortant avec ses amis et en faisant de nouvelles rencontres. C'était déséquilibrant.

Romain choisit un nouvel angle d'attaque, moins effrayant :

"Au fait, toi qui aimes la musique, tu nous aideras au moins à choisir un morceau pour jeudi ? Il nous en faut un pour l'ouverture et un pour la sortie de l'église. Pour le moment on n'a rien trouvé."

Alexis était un amoureux de la guitare et de la musique de manière générale. C'était le seul de la famille qui vibrait avec chaque note et chaque accord. Clara avait aussi joué au piano quand elle était petite mais n'avait jamais eu le même rapport avec la mélodie.

Alexis hocha la tête.

"OK.
- OK, tu nous aideras ?, demanda Romain pour être sûr de bien comprendre.
- Oui, je vais essayer de faire une sélection de quelques morceaux et on pourra prendre du temps demain après-midi pour les écouter ensemble et choisir."

Romain ne répliqua pas à cette dernière proposition. Alexis faisait clairement un effort pour aller dans sa direction. Chacun trouva un compromis dans cet accord final et il sentait que tous deux arrivaient en bout de course. Ils avaient besoin de respirer pour la soirée. Romain piocha quelques euros au fond de sa poche et les déposa sur la table pour sonner l'heure du départ.

"Allez, je t'invite ! Je vais retourner à la maison le temps de me reposer un peu avant de dîner, annonça-t-il. Je suppose que tu ne viens pas avec moi ?"

Alexis secoua la tête.

"Non, pas ce soir. Peut-être demain, au déjeuner.
- OK, je dirai ça à papa. Merci d'être venu, précisa Romain.
- Il n'y pas de quoi."

Les deux hommes enfilèrent leurs manteaux et sortirent en saluant machinalement le serveur.

"Au fait je ne sais pas si tu es au courant, papi et mamie arrivent en fin d'après-midi demain normalement, je crois, informa Romain
- D'accord, je verrai comment je m'organise. Bonne soirée alors ? "

Alex posa une main dans le dos de Romain, de manière distante mais affectueuse, comme ces hommes qui ne savent pas montrer leurs sentiments.

"A toi aussi."



***


Quand Romain rentra chez lui, toutes les lumières étaient allumées. Comme d'habitude depuis quelques jours, il prit quelques secondes pour respirer profondément avant de rentrer. C'était bête mais depuis vendredi dernier, la maison lui paraissait pleine de vide. Elle émanait d'une contradiction quasi-tangible. Quand Romain marchait dans les couloirs, il pouvait sentir l'absence de sa mère presque physiquement. Ailleurs en ville, cette sensation se perdait dans la masse, sa présence était diluée, mais entre les murs de cette maison, chaque mètre carré était un condensé de souvenirs.

Romain sortit les clés de sa poche et ne les introduisit pas directement dans la serrure pour se donner le temps d'assimiler l'idée.

Il ne tenait pas à pousser la porte de cette nouvelle maison qu'il ne connaissait plus vraiment et qui renvoyait des signaux contradictoires. Le battant s'ouvrit sur le calme trompeur d'une famille tranquille et sur une bonne odeur de cuisine, comme si rien n'avait changé, mais Romain savait que ce n'était qu'une illusion. Il fit quelques pas jusqu'à la salle à manger et découvrit son père en train d'arranger les couverts à côté de quatre assiettes disposées tout autour de la table.

"Coucou papa. Pas besoin de quatre assiettes. Alexis ne vient pas manger ce soir, annonça-il sans plus de précaution.
- Non, je sais. Mais Clara a ramené une copine à la maison ce soir. Elles sont toutes les deux là-haut si tu veux aller les voir."

Le cœur de Romain s'emballa pendant un quart de seconde.

Une copine. Emily ?

"On dîne dans vingt minutes environ, continua son père. Ca va toi ? Tu as l'air fatigué.
- Oui, je vais aller me reposer un peu avant le dîner. Tu n'as pas besoin d'aide en cuisine ?
- Non vas-y, mais passe dire à ta sœur qu'on passe à table bientôt."

Romain hocha la tête et ajouta :

"Au fait, Alex sera peut-être là avec nous demain midi, il m'a demandé de te prévenir.
- Ah bon ? Il rentre au bercail ?
- Il va nous aider à sélectionner des musiques pour jeudi."

Les traits du visage de son père se détendirent imperceptiblement.

"Il allait bien ?
- Ca avait l'air d'aller. Mais tu auras l'occasion de lui parler directement demain.
- D'accord, merci. Allez file te reposer, je te préviendrai que le diner sera prêt."

Romain ne passa pas voir Clara. Il monta directement dans sa chambre et s'affala sur son lit. L'ambiance de la maison le faisait passer automatiquement d'un état d'esprit à un autre. La réalité de leur famille écorchée devint plus réelle et il ressentit d'un coup une envie irrésistible de serrer sa mère dans ses bras et de lui raconter les émotions de la journée: la présence de Clara le matin, l'apesanteur du bain, le baccalauréat qui arrivait trop vite, les battements de cœur de Maëlys, la sincérité inattendue d'Alexis. Il aurait voulu pouvoir lui répéter les mots de Maëlys ce midi : que son absence était inconcevable, qu'il n'arrivait pas à croire qu'il ne la reverrait plus jamais. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Il lui en voulait un peu, de manière déraisonnée, de les avoir abandonnés. Il savait que ce n'était pas de sa faute ; qu'elle ne l'avait pas fait exprès, que c'était un accident, mais il ne pouvait s'empêcher de se sentir trahi. Il avait envie de lui rappeler les fois où elle lui avait dit qu'une maman ce serait toujours là, que c'était fait pour ça. Il aurait aimé lui dire qu'elle lui avait menti, mais aucun de ces sentiments n'avaient plus de sens puisqu'elle n'était plus là. Il ne pouvait plus rien faire pour elle, contre elle, avec elle. Sa colère, sa tristesse, ne changeraient plus rien puisqu'elle n'existait plus.

Il se retourna et enfonça sa tête dans l'oreiller.

Maman n'existait plus.

Il essaya de se vider la tête pour arrêter de penser, pour calmer le doute dans chacune de ses cellules. Son cerveau ralentit et bloqua le flux d'informations. Romain s'écouta respirer, sentit sa poitrine se soulever au rythme de ses inspirations et bientôt il n'y eut plus que ça qui comptait. Gonfler ses poumons, expirer, inspirer, expirer. Son regard se perdit dans le vide et au bout de quelques minutes il s'enfonça dans un rêve sans images, rythmé uniquement par le son de sa respiration.

Au loin il entendit d'autres bruits mais ne fit pas l'effort de les identifier. Une voix, peut-être deux, puis son père pénétra dans la chambre du jeune adulte et le son se fit plus net, impossible à ne pas comprendre :

"Eh, ça va Romain ?, demanda son père d'un ton inquiet. "Ca fait trois fois que je t'appelle pour aller manger. Tu ne m'as pas entendu ?"

Le jeune homme secoua la tête, toujours ailleurs.

"Non.
- Ca ne va pas ? Tu ne veux pas venir dîner ?
- Je ne sais pas… si, plus tard, dans quelques minutes.
- Tu veux que je te laisse un peu tout seul ?
- …
- Eh, Romain, ça va ?
- Non, pas vraiment.
- Qu'est ce qui se passe ?
- Rien de particulier, j'ai le cafard.
- Tu ne veux pas essayer de venir avec nous en bas te changer un peu les idées ?"

Romain fit non de la tête.

"Pas tout de suite, j'ai besoin d'évacuer tout ça d'abord". Il fit un geste vague autour de sa tête, pour désigner toutes les pensées qui tournaient en rond à l'intérieur. "Je suis assez sorti et je me suis assez changé les idées aujourd'hui, j'ai besoin de prendre un moment pour être triste là, si ça ne te dérange pas.
- D'accord, je vais te laisser un moment alors. Je te garde de quoi manger en bas, tu nous rejoins quand tu es prêt ?
- Tu ne veux pas rester et essayer de comprendre ce qui ne va pas ?"

Son père parut surpris mais répondit calmement :

"Si, si tu veux. Mais je ne fais que ça, je t'ai déjà demandé plusieurs fois comment tu allais et tu me réponds toujours évasivement en suggérant qu'il ne faut pas insister. Alors je n'insiste pas.
- Eh bien, insiste ?
- Insiste sur quoi ? demanda Clara en s'introduisant inopinément dans la chambre ouverte, intriguée de ne pas voir redescendre les deux hommes dans la salle à manger.
- Rien. Ce n'est pas grave."

La silhouette d'une seconde jeune femme se dessina dans l'entrebâillement de la porte. Probablement celle d'Emily, qui d'autre pouvait-ce être ?

"Vous voulez qu'on reparte pour vous laisser seuls un moment ?, demanda Clara en pointant un doigt vers les escaliers qui redescendaient au rez-de-chaussée.
- Non non, j'avais fini." dit Romain en se redressant sur son lit.

Il se leva pour aller saluer la silhouette, toujours dans l'ombre du couloir.

"Bonjour au fait, Emily. Ca faisait longtemps qu'on ne s'était pas vus. Désolé, je crois que tu es tombée sur le mauvais soir…"

La jeune femme parut surprise d'être reconnue si facilement mais n'en dit pas mot. Elle lui fit la bise et répondit agilement :

"Tu plaisantes, je suis tellement désolée. J'aimerais pouvoir faire quelque chose pour vous tous, pour votre famille, au delà de Clara…"

Romain imagina les lèvres de la brune sur celles d'Alexis.

"Effectivement, il semble que Clara ne soit pas la seule personne de la famille à qui tu puisses remonter le moral…" dit-il en laissant traîner des points de suspension dans sa voix qui suggéraient bien plus.

Emily hésita une seconde, puis rougit.

"Les nouvelles vont vite, à ce que je vois", dit-elle en regardant le sol.

Clara n'avait pas l'air particulièrement gênée par le tournant imprévu de la conversation. Elle fixait, comme lui, le visage d'Emily, plus par curiosité que par réelle contrariété. Romain l'aurait imaginée beaucoup plus embêtée par la nouvelle conquête de leur frère.

"Je dois avoir un faible pour votre famille, répliqua Emy pour s'expliquer.
- Je vois ça. Je vais faire attention à mes arrières."

Michel ne semblait pas comprendre un mot de ces échanges ni à l'amusement évident de Romain.

"Bon, et si on descendait se mettre à table ? proposa le père de famille, pressé de changer de sujet et de retrouver un terrain plus contrôlé.
- A vrai dire, j'aurais bien aimé parler à Clara seul pendant cinq minutes si ça ne vous dérange pas, demanda le garçon.
- Ah… Eh bien, Emily tu m'aides à servir les plats en les attendant ? On vous attend en bas. Ne tardez pas trop, ça va finir par être complètement froid."

Emily ne manifesta aucune opposition. Au contraire elle mena le chemin et s'effaça rapidement de la pièce en entrainant leur paternel. Leurs pas résonnèrent sourdement dans les escaliers. Alors, Romain se tourna vers sa sœur, ouvrit le tiroir de la table de nuit et en sortit une feuille de papier, qu'il déplia et lui présenta :

"Tiens, je voulais te prévenir que j'ai trouvé ça par hasard ce matin à la maison."

Il lui tendit la lettre recouverte de sa propre écriture.

"C'est tombé des affaires de maman."

Les yeux de sa sœur fixèrent le papier quelques secondes pour confirmer sa nature puis ils s'allumèrent d'une panique soudaine. Elle tendit la main pour essayer de lui arracher la lettre qu'elle avait écrite à sa mère quelques années plus tôt, mais Romain répliqua calmement :

"Tu peux la récupérer si tu veux, ce n'est pas un problème, je voulais surtout te dire que je l'avais lue."

Il dit ça sur le ton de l'évidence et elle se tut, ne sachant pas quoi répondre. Clara détourna le regard, fixa un détail de l'autre côté de la fenêtre et prit une minute pour accepter l'information et préparer sa réponse.

"OK, finit-elle par dire. Tu peux garder la lettre mais ne m'en parle pas. Ne m'oblige pas à t'expliquer.
- A vrai dire, c'est exactement l'inverse de ce que j'avais en tête.
- Comment ça ? Tu voulais me forcer à en parler ?
- Non, tu écris ce que tu veux. Mais je voulais te dire que tu n'avais pas besoin de te cacher comme ça tout le temps. Tu as l'air d'avoir plein de choses en tête, tu ne veux pas tenter d'en laisser sortir quelques unes ? J'ai discuté avec Alexis cet après-midi et ça nous a fait du bien. Tu devrais essayer aussi, voir l'effet que ça te fait.
- Je ne savais pas que tu avais vu Alexis cet après-midi, dit-elle au lieu de répondre à la question.
- Je lui avais demandé qu'on se voit tous les deux seuls. Comme avec toi, maintenant.
- Je ne pense pas être capable de parler comme tu le voudrais. J'ai du mal à faire le tri, je ne veux pas dire les choses de travers.
- Personne n'a dit que tu devais avoir les pensées droites et réfléchies.
- Non, mais je n'ai pas envie de blesser quelqu'un avec un mot de trop.
- Un mot de trop ?"

Clara s'assit sur le lit de son frère.

"Oui. Je ne sais pas où j'en suis. Je n'ai pas envie de tout remuer, c'est assez bousculé comme ça. Je n'arrive toujours pas à croire que c'est possible…
- Que quoi est possible ?
- Que maman ne soit plus là. Ca m'obsède, j'y pense toute la journée et le soir mais ça ne m'aide pas à réaliser pour autant. Plus j'y pense et plus ça me paraît irréel. Alors j'essaye d'éviter d'en parler, ça ne sert à rien.
- Tu arrives à dormir un peu quand même, la nuit ?
- Un peu, mais j'ai du mal à trouver le courage de me coucher. C'est bête mais être toute seule dans le noir, depuis quelques jours, ça me fout la trouille.
- Ce n'est pas bête, la rassura-t-il. C'est pour ça que j'ai posé la question, ça me fait la même chose."

Depuis vendredi, Romain découvrait aussi cette peur de s'allonger dans son lit le soir sans savoir s'il allait s'endormir tout de suite. Il redoutait le moment où il devrait rester immobile et où il n'aurait plus de défenses contre les pensées et les images qui se dessinaient derrière ses yeux clos.
Maman étendue sur le carrelage de la cuisine.
Les derniers mots qu'elle lui avait dits vendredi matin, avant qu'il ne parte au lycée.
Des images d'elle, en vrac. Vivante, en colère, déçue, souriante, aimante.

Et ce sommeil qui n'arrivait pas.

Dans l'obscurité, il guettait les craquements du parquet et le sifflement des fenêtres. Il ne croyait pas aux esprits mais il l'imaginait là dans la pénombre. Elle emplissait sa tête toute entière, et quand enfin il s'endormait de fatigue, il rêvait encore d'elle.

"J'en déduis que toi aussi, ça t'est arrivé cette semaine de te réveiller le matin et de te demander si tu avais tout rêvé ?" demanda Clara.

Il confirma d'un hochement de tête. Elle se laissa tomber à l'arrière sur le lit et murmura à demi-mots :

"Moi parfois ça me prend plusieurs minutes de revenir à la réalité. Samedi matin à Paris, ça m'a même pris plusieurs heures. C'était le lendemain du soir où vous m'avez appelé, je n'arrivais plus à distinguer le vrai du faux. Je n'avais aucun message écrit, aucun indice pour me confirmer que je n'avais pas rêvé. Alors je vous ai appelés et, à la voix de Papa, j'ai tout de suite su que ce n'était pas un tour de mon inconscient."

Romain n'avait rien à ajouter à ce morceau de vérité. Au lieu de grands discours, il s'assit à côté de sa sœur sur le lit et posa sa main contre son épaule. Clara le laissa faire, ce qui était déjà un énorme progrès. Puis Romain se souvint de son père et Emily qui les attendaient au rez-de-chaussée et prononça malgré lui :

"On devrait peut-être y aller, non…?"

Ils restèrent encore quelques secondes comme ça, la respiration lente et calmée, puis Clara donna le signal de départ :

"OK, allons y."

Quand ils débarquèrent dans la salle à manger une minute plus tard, l'atmosphère s'était adoucie. Emily posait naturellement l'entrée sur la table comme si elle était un membre à part entière de la famille et non une invitée. Quand elle les vit entrer, elle leva les mains pour les empêcher de s'asseoir.

"Attendez, avant de passer à table, j'ai quelque chose à vous faire écouter."

Elle se déplaça habilement jusqu'au salon attenant et sortit un petit objet de sa poche.

"Votre père m'a dit que vous cherchiez une musique pour le début de la cérémonie jeudi. J'en ai une sur mon lecteur mp3 qui pourrait convenir, je lui ai dit que je vous la ferais écouter quand vous redescendriez."

Elle s'agenouilla devant la chaîne hifi et connecta son appareil sur le socle. Les premiers accords instrumentaux retentirent dans le rez-de-chaussée.

"Je ne sais pas si vous connaissez, ça s'appelle le Canon de Pachelbel. C'est une mélodie que l'on passe souvent dans les églises parce qu'elle est très douce. Elle peut susciter plein d'émotions sans être particulièrement triste…"

En effet, Romain reconnaissait l'air, mais n'aurait pas su mettre le doigt sur son titre. Plutôt que d'essayer de l'identifier, il laissa la musique agir sur lui. Les notes avaient un effet calmant, salvateur, qui l'encourageait à respirer posément. A côté de lui, Clara balançait légèrement la tête, peut-être en signe d'approbation ou peut-être simplement pour suivre le tempo.

Emily les laissa écouter la musique pendant une ou deux minutes puis sa voix vint se mêler aux accords pour expliquer :

"On avait choisi cette mélodie lors de la cérémonie pour ma grand-mère il y a trois ans. Je l'ai trouvé très belle alors je l'ai gardée sur mon lecteur mp3 pour l'écouter de temps en temps en pensant à elle. Si elle vous plait, je peux vous la copier sur un CD pour jeudi.
- Maman aurait beaucoup aimé, répondit Romain en premier, toujours par dessus les notes. Elle n'aurait pas voulu quelque chose de trop triste. C'est bien, c'est solennel mais ça ne tire pas les larmes des yeux. C'est agréable à écouter."

Michel ne dit rien mais ses yeux embués venaient contredire l'avis de son fils.

"Tu n'aimes pas, papa ?, demanda le garçon.
- Si si, c'est très bien. C'est juste…"

Il porta une main à son visage pour essuyer les quelques larmes qui pointaient au coin de ses yeux.

"… la musique qui fait ressortir les émotions. Ce n'est rien, ça va passer."

Il sortit un mouchoir de sa poche mais les larmes ne cessèrent pas. A la grande surprise de Romain, il n'essaya pas de se cacher et sanglota en silence. Clara s'assit par terre, contre le mur, et entoura ses genoux de ses bras.

Romain ferma les yeux et essaya d'imaginer la mélodie douce retentir dans la nef de l'église jeudi et ressentit une drôle de solennité. Il s'assit à son tour sur une chaise de la salle à manger et prit le temps d'intégrer la réalité de l'instant. Dans deux jours, ils seraient sur le premier banc de l'église. Son père, Clara et lui. Sans Alexis.

La musique le calmait agréablement plutôt que de remuer ses émotions. Les deux autres avaient l'air à peu près dans le même état. Ils se laissèrent bercer pendant les quelques minutes restantes.

Quand le morceau s'arrêta, Emily appuya sur le bouton stop de la hi-fi et se retourna vers les trois occupants de la pièce.

"Vous aimez ?, dit-elle en haussant les épaules. De toutes manières, vous n'avez pas besoin de choisir maintenant. Je vous apporterai le morceau sur un CD et vous pourrez en reparler entre vous, déclara-t-elle.
- C'est gentil, merci." répondit Michel, la voix faible et éraillée. "Il faut qu'on en parle à Alexis et qu'on réfléchisse à tout ça ensemble… mais ça me paraît bien."

La scène était assez originale. Romain n'avait jamais vu la famille si unie dans la même émotion, mais ça ne pouvait pas durer et il le savait. Clara se releva, son père réajusta machinalement sa chemise pour se redonner un peu de consistance et proposa de passer à table. Forcément, il fallait balayer la douleur et repartir sur une nouvelle dynamique.

Avec le changement de décor, chacun retrouva son rôle. Michel tendit le saladier à leur invitée pour l'encourager à se servir la première et s'efforça de retrouver un ton avenant même si l'on pouvait encore voir ses yeux humides.

"Merci, dit Emy en se servant une cuillerée de salade. Au fait, vous avez déjà tout planifié pour jeudi ?
- Comment ça ?, formula Clara.
- Eh bien, l'organisation, les invitations, le déroulement de la journée… vous savez déjà comment ça va se passer ? Je me souviens que pour ma grand-mère, ça avait été horriblement compliqué, on n'y connaissait rien.
- On n'y connaît rien non plus, intervint Michel. On a choisi une cérémonie semi-religieuse pour ne pas alourdir les rituels. Julie ne croyait pas vraiment en dieu alors on ne veut pas appuyer le trait. Les gens pourront lire des textes et des poèmes. On aimerait que ce soit assez tranquille.
- On n'a pas envie de trop faire pleurer les gens dans la mesure du possible, précisa Romain. Et puis on aimerait que ce ne soit pas trop formel. On organisera un petit verre de l'amitié après pour regrouper tout le monde et faire en sorte que les gens ne repartent pas chacun dans leur coin.
- Tu viendras ?, demanda Clara.
- Bien sûr."

Emy attrapa la main de sa copine sur la nappe, la serra dans la sienne, et Romain réalisa seulement à ce moment-là quel lien les unissait toutes les deux, et à quel point l'aventure avec Alexis était dérisoire.

"J'aimais beaucoup ta maman. Elle a toujours été très gentille avec moi les quelques fois où je l'ai vue."

Romain vit le bien que faisait cette amitié à Clara, qui retrouvait un soutien extérieur, comme lui avec Maëlys et Manu. Emily continua à s'adresser directement à son amie d'enfance :

"Au fait je ne t'ai pas demandé : tu as réussi à revenir assez rapidement à Juans pour être avec ton père et tes frères ?
- Non je n'ai pas pu revenir tout de suite. Mais pendant le weekend, on s'est appelés au téléphone pour arranger les détails pratiques. C'était à peu près la seule chose que je pouvais faire pour elle de là-bas et ça m'a fait du bien. Papa m'a envoyé le lien internet d'une entreprise de pompes funèbres et on a choisi le cercueil à distance. Ils ont sélectionné des designs de faire-part et j'ai donné mon avis. Je n'avais pas envie de rester à l'écart de tout ça, alors on s'est occupés de l'organisation ensemble. Tous les trois, sans Alexis.
- Ah bon, Alexis n'a pas voulu s'impliquer ?"

C'est Romain qui prit la parole pour expliquer la position de son frère, comme il lui avait expliqué cet après-midi :

"Non, il n'aime pas trop le concept des cérémonies, il préfère rester éloigné de tout ça, faire son deuil à sa manière. Il ne sait même pas s'il viendra à l'enterrement jeudi.
- Comment ça il ne viendra pas à l'enterrement ?", interrompit Michel, en faisant brusquement retomber son bras sur la table.

Les assiettes tremblèrent et l'eau remua dans les verres.

"Papa, ne t'énerve pas… Il ne sait pas encore", répéta Clara en reprenant les mots de son petit frère. "Il peut encore changer d'avis."

Un silence s'installa au milieu de la table.

"Moi aussi j'ai vu qu'il avait fait des efforts, reprit-elle. Tout à l'heure il m'a dit qu'il allait peut-être essayer de voir maman demain".

L'expression fit frissonner Romain, comme à chaque fois qu'ils la prononçaient depuis quelques jours. Aller voir maman. Aller à la morgue pour lui rendre visite. Leur père y allait tous les jours depuis vendredi, Romain y était allé deux fois, mais Clara et Alexis ne s'étaient toujours pas décidés à affronter cette épreuve.

"Ca te ferait peut-être du bien d'ailleurs d'y aller avec lui demain, non ?" demanda Romain à sa sœur.

Il savait qu'elle n'avait pas envie et qu'elle avait refusé de l'accompagner les deux fois où il avait fait le trajet, mais ça ne coûtait rien de redemander. A nouveau, Clara secoua la tête.

"Pourquoi tu ne veux pas y aller, si ce n'est pas indiscret ?, demanda Emily d'une voix douce et compréhensive.
- Je n'ai pas envie de me forcer à réaliser comme ça. L'idée est si abstraite, je n'ai pas envie de me choquer et de garder cette image en tête toute ma vie." Elle souffla et reprit plus calmement : "Et puis… surtout… quand on prépare la cérémonie, je me demande toujours ce qui lui aurait fait plaisir et j'ai l'impression qu'elle est encore avec nous. Quand on choisit les morceaux de musique ou la couleur du cercueil, j'ai l'impression qu'on lui fait un cadeau, qu'on tient encore compte de ses goûts et qu'on peut encore faire quelque chose pour elle. J'ai envie de m'accrocher encore un peu à cette sensation avant de devoir lâcher prise et accepter la réalité."

Romain sourit malgré lui en reconnaissant ses craintes. Il repensa à l'image de sa mère sous le drap blanc, aux traits figés pour l'éternité, et répondit tendrement à sa sœur :

"Ne t'inquiète pas, cette sensation-là ne s'en va pas. J'avais peur aussi que cette image efface toutes les autres mais maman n'a jamais été aussi vivante dans ma tête. Elle est toujours avec moi."

Les yeux de Clara se remplirent de tristesse. Son frère sentit son propre visage se crisper alors que sa sœur s'apprêtait à craquer. Par réflexe, il proposa de dévier le sujet de conversation. Sans réfléchir, il suggéra de parler de choses plus gaies et d'évoquer des bons souvenirs de leur mère. Ils n'étaient pas vraiment prêts à ça tout de suite, la blessure était encore trop fraîche et les larmes trop proches mais en repensant à sa discussion avec Alexis cet après-midi, Romain demanda à son père :

"Au fait, papa, à ton avis c'était quoi le plus beau jour de la vie de maman ?"

Michel posa ses couverts sur la table et, étonnamment, prit l'exercice très au sérieux. Il fit des gestes avec ses mains pour illustrer sa réponse et pour la première fois depuis des jours ils sentirent une véritable sincérité émaner de chacune de ses paroles. Il leur raconta en accéléré la joie du jour où ils s'étaient mariés, lui et Julie dans sa longue robe blanche. Puis le jour où ils avaient décidé d'avoir un premier enfant et l'arrivée d'Alexis exactement neuf mois plus tard. Un bébé réussi du premier coup. Puis la naissance de Clara, et celle de Romain.

"Elle était tellement contente de vous avoir tous les trois, c'était son plus grand bonheur au monde. Je ne pense pas qu'elle ait ressenti de joie plus intense que quand elle vous tenait tous les trois dans ses bras, quand vous étiez petits." compléta-t-il.

Romain sourit malgré lui en repensant à la réponse qu'il avait donnée à Alexis dans l'après-midi. "Tu sais, toi, ce qui faisait le plus plaisir à maman au quotidien ?" - "Elle disait toujours que son plus grand plaisir c'était de nous voir tous les trois ensemble."

Eux trois, ensemble.

Dis maman, tu nous regardes de là-haut ?

Alexis n'était pas là et le tableau devait être un peu bancal mais ce n'était pas grave, ils pensaient à elle, chacun à leur manière.

Quant à lui, il connaissait maman et il n'avait pas besoin d'autre raison pour l'aimer.