La nouvelle était tombée comme ça, comme un coup de guillotine. A la simple différence que contrairement à un condamné, elle, ne s'y attendait pas. Du tout.

La journée avait commencé comme tant d'autres. Elle s'était levée tôt le matin, avait pris le métro pendant une heure, était arrivée à la fac. Quatre cours. Une heure de pause déjeuner passée avec deux-trois copines à discuter de la pluie et du beau temps. Quatre autres cours. Une heure de métro pour le retour jusqu'au studio.
Elle avait appuyé sur le bouton de l'ascenseur, comme d'habitude, avait fini par se décider de monter à pied, comme d'habitude. Sautant les marches quatre à quatre, elle était arrivée sur le palier, avait sorti ses clés, les avait insérées dans la serrure et avait pénétré dans la petite salle. Comme d'habitude... Sauf que ce jour-là, le calme de la pièce était troublé par la sonnerie du téléphone, strident, insistant. Elle se dépêcha d'atteindre l'appareil avant la fin des résonances, décrocha…
Et c'est comme ça qu'elle l'apprit. Sans cérémonie et sans la petite musique que l'on entend dans les films aux moments où quelque chose d'important va se passer, pour nous mettre dans l'ambiance. Ce n'était pas un film; ce n'était pas non plus une de ces fictions où tout était arrangé à l'avance pour faire ressentir les bons sentiments au bon moment.
Le silence avait pris possession de la salle. Pas un souffle, pas un murmure. Juste le bruit étouffé d'un corps s'écroulant sur la moquette alors que ses genoux fléchissaient sous le poids d'une si lourde nouvelle. Ses mains lâchèrent le téléphone qui tomba à terre, extrayant simplement une petite réplique de son sourd dans le silence étouffant. Son cœur avait cessé de battre, ses membres pétrifiés ne laissaient paraître aucun mouvement. Agenouillée, les bras ballants, ses yeux restaient maintenant fixés sur le mur blanc. Plus blanc que jamais. Blanc... Trop blanc. Elle plissa les yeux, excuse à cette agression extérieure, alors qu'elle sentait des débuts de larmes se former et monter, essayant de passer la barrière de ses yeux pour s'écouler le long de ses joues. Sa vue se troubla. Elle ne fit rien pour les retenir. Elles commencèrent à couler... lentement d'abord, hésitantes, puis en flots, des larmes si grosses et si abondantes que bientôt, ses yeux lui faisaient mal, chauffaient, chaque larme en sortant comme si elle venait de vaincre la résistance de deux organes qui physiquement ne pouvaient plus en laisser passer une seule.

Ce n'était pas possible. Ca devait être une blague. Elle devait être la star d'une émission du style Truman Show qu'elle avait vue un jour à la télé… tout ce qu'elle savait, c'est que ce n'était pas vrai. On la testait. Quelque part dans cette salle, des dizaines de micros, de caméras, qui regardaient sa réaction alors qu'on venait de lui raconter un événement sorti de l'imagination d'un quelconque scénariste douteux. Ce n'était pas vrai, et pourtant ses yeux ne voulaient pas se rendre à l'évidence de cette nouvelle conclusion. Ils continuaient à laisser s'échapper des larmes toujours aussi nombreuses, impuissants.
Et si… ? Inquiète, elle inspira deux petits coups pour essayer de reprendre sa respiration. Puis d'une main tremblante, elle ramassa le téléphone qui gisait, décroché, à quelques pas de là. D'un effort suprême, essuyant de son autre main les larmes qui l'empêchaient de voir clairement, elle amena le combiné jusqu'à son oreille. Le son lent d'une tonalité coupée retentit. Qui sait combien de temps était passé, mais ça avait raccroché et une nouvelle vague de mal-être l'envahit… Elle était seule.


***


Deux petites mains posées à plat sur une grande porte en bois; une poignée hors d'atteinte en hauteur.
A l'intérieur de la pièce, la porte laisse percevoir quelques tremblements et s'entrouvre lentement, le bord inférieur raclant contre la moquette... doucement, tout doucement. Puis quelques doigts sur le côté de la lourde planche de bois, à une cinquantaine de centimètres du sol. Un rire retentit de l'autre côté. Un rire frais, mignon. Et le sourire radieux d'une petite blondinette qui passe sa tête dans l'ouverture de la porte. "Maman ! papa !" s'exclame-t-elle d'une petite voix aiguë. La fillette court jusqu'au grand lit, d'une allure sautillante de petits pas lourds.
Vues du lit, les mains s'accrochent à la couverture et bientôt la tête de la fillette fait surface par dessus le rebord du matelas. Petite frimousse douce et innocente, aux traits fins et aux boucles dorées, arborant un des sourires dont seuls les enfants ont le secret. Les dents visibles, les joues rebondies, les yeux pétillants.
Redressés contre leurs oreillers, les parents admirent la scène, le cœur comblé. Leur petite fille… leur petit bébé. Quel amour. "Viens ma puce, viens !" Tâtant l'espace laissé entre eux deux, ils installent la fillette sous la couverture alors qu'elle tend une bouche quémandante vers la joue de sa mère. "Bisou, maman, bisou !" Puis au tour du père.
La petite fille referme les yeux, un air de sérénité imprégnant ses traits d'enfant.


Une main sur son épaule, la secouant fermement mais avec précaution. Elle ouvrit ses yeux bouffis, puis tourna lentement la tête vers le perturbateur.

"Ah ! Excusez-moi".

Tout en prononçant quelques excuses incompréhensibles, elle se pencha vers le sac posé à ses pieds, et en sortit le bout de carton voulu.

"Voilà.. je suis vraiment désolée." dit-elle en forçant un sourire et en regardant le contrôleur du regard le plus vif que ses yeux fatigués pouvaient encore fournir.
"Ce n'est rien. Merci, tout est en règle. Bon voyage.. Et faites de beaux rêves" ajouta-t-il avec un sourire complice.

De beaux rêves… "Merci oui". Merci beaucoup. De beaux rêves, elle en avait bien besoin.
Après avoir rangé le billet à sa place, elle se réinstalla confortablement dans son siège, la tête appuyée contre la vitre. Le paysage défilait à travers ses paupières mi-closes… une vue floue de champs et d'arbres. Et bientôt, la mer.
Elle referma les yeux, et se laissa aller.



Le bruit crissant et métallique du train freinant sur les rails se fit entendre. Elle devait s'être rendormie dès que le contrôleur avait quitté le compartiment car elle s'était réveillée seulement dix minutes auparavant, sortie de son sommeil par la petite voix habituelle annonçant la prochaine gare.
"Nice. Dernier arrêt. Arrivée prévue dans quelques minutes. Veuillez vérifier que vous n'oubliez aucun bagage dans le train et nous espérons que vous avez effectué un agréable voyage en notre compagnie."
Elle jeta un nouveau coup d'œil autour d'elle : sac à dos, manteau, écharpe et sac à main. C'est bon, rien oublié. Rassemblant ses affaires, elle entreprit de se préparer à sortir et d'aller attendre devant la porte du wagon. L'allure ralentit, le quai fit son apparition, ainsi que les dizaines de proches qui attendaient leur voyageur. Et parmi eux, elle était là. Elle... Souriante et reposée, à peine une pointe de tristesse dans le regard alors que ses yeux parcouraient ardemment les vitres du nouvel arrivé à sa recherche…
"Ce n'est pas possible, ça ne peut pas être elle." Sa tête lui faisait mal mais elle se força à fixer les traits flous qui passaient devant sa fenêtre. Et pourtant elle est là, regarde, elle est venue pour toi. "Ce n'est pas possible", répéta sa conscience, "tu vois bien que tu perds la tête". Elle releva sa manche pour essuyer les larmes qui commençaient à lui couler le long des joues, regarda autour d'elle les autres voyageurs en quête de soutien. Mais personne ne semblait la voir, ni semblait se soucier de son brusque changement de comportement. Les larmes coulaient maintenant plus abondamment, sa manche ne suffisant plus à retenir le flot. Très vite une rivière s'écoulait le long de son cou, puis le long son corps, atteignant ses pieds en provoquant des ondes de froid et de frissons. Grelottante, elle baissa les yeux... elle était pieds-nus. Fronçant un sourcil, elle releva la tête en espérant trouver des réponses à ses questions… Il n'y avait plus personne. Ni de train d'ailleurs, ni de quai. A l'horizon, une ligne de bleu. Et devant elle, une plage de sable fin, déserte, sous un coucher de soleil rougeoyant magnifique.


Elle s'assit dans le sable, enfouissant ses pieds nus dans la texture familière et réconfortante. Ses deux sacs posés à côté d'elle, elle se blottit dans son manteau, essayant de résister au vent frais, et se mit à observer le paysage qui lui faisait face. La grande bleue était agitée. Plus agitée qu'elle ne l'avait jamais vue, comme si pour une fois, la nature avait enfin daigné être en harmonie avec son état d'esprit.
Trop de vent et trop de questions.
Des vagues de malheur…

Personne ne l'avait attendue bien sûr à la gare. Comment auraient-ils pu ? Elle avait fait exprès de ne pas leur donner l'heure précise de son arrivée. "Je me débrouillerai toute seule, ne vous en faites pas pour moi" avait-elle insisté au téléphone… et pourtant elle leur en voulait presque. Pourquoi devait-elle être seule ? Pourquoi ne pouvaient-ils pas avoir deviné qu'elle aurait besoin d'être entourée ? Malgré ses refus et ses négations, trouver l'horaire de l'unique train Paris-Nice de ce jour-là et venir l'attendre sur le quai, pour lui sauter dans les bras, la réconforter et lui montrer qu'ils étaient là. Pour elle.

Assise seule, fixant l'horizon, elle était capable d'imaginer la scène, elle entendait les bruits, elle voyait leurs visages…
Alexis l'aurait attendue calmement au bout du quai, impassible, un léger sourire grandissant au fur et à mesure qu'elle se serait approchée de lui. Et puis Romain, lui, aurait probablement couru jusqu'à sa rencontre, l'aurait serrée contre lui et les aurait fait rester comme ça, enlacés le long du train pendant plusieurs minutes, le temps d'absorber la nouvelle et la réalité. Elle aurait d'abord été un peu surprise mais elle aurait fini par lui rendre son étreinte, le maintenant contre elle pour lui faire ressentir tous les mots qu'elle n'aurait pas eu le courage de lui dire. Elle aurait serré les dents pour éviter que ses larmes ne coulent, et elle aurait fixé le vide pour éviter d'affronter le regard d'Alexis et de son père qui les auraient attendus au loin sans oser intervenir…
Elle pouvait déjà sentir l'étreinte imaginaire de son petit frère contre ses épaules, entendre ses soupirs étouffés dans ses cheveux…
Mais tout ça n'était qu'imagination : ils n'étaient pas venus, et elle se sentait seule. Décidément trop seule.

De longues heures passèrent; elle regardant la mer dans un état de quasi-transe, plongée dans ses pensées, le vent dans les cheveux, les bras recroquevillés contre le ventre. Rescapée, assise dans le sable d'une plage déserte… jusqu'à ce que le ciel se colore petit à petit de teintes orangées, lui offrant un coucher de soleil discret, signe qu'il était temps de partir, avant que les autres ne s'inquiètent de son retard.

Elle rassembla ses sacs, marcha les quelques mètres qui la séparaient de la route pour remettre ses chaussures. La vue de la plage se confondait maintenant à celle de son rêve, la laissant penseuse et rêveuse… Pourquoi ?


***


"Clara ?"

Elle referma la porte avec précaution et se retourna pour scruter l'obscurité de la pièce.

"Papa ?"

Quelques bruits de draps froissés traversèrent les quelques mètres d'air compact qui séparaient l'entrée du salon.
Parmi eux, un sanglot étouffé.

"Clara… Oh... Clara, je suis si content que tu sois là, je…"

D'autres sanglots, suivis du son d'une longue inspiration forcée.

"Oh Clara, je ne voulais pas que… je… "

Sa voix se troubla, incapable d'en dire plus.

Elle, resta immobile. Qu'y avait-il à faire ? Debout dans l'entrée, dans le noir opaque, elle tenait à le voir avant de prononcer le moindre mot. Après tout, elle n'avait aucune idée de ce qu'il fallait dire dans ces circonstances, elle ne savait pas comment il réagirait. Mon dieu, elle n'était même pas sure de la façon dont elle, elle-même allait pouvoir gérer la situation.. alors lui ?

Coupée dans ses pensées, elle entendit la voix tremblante de son père faire des efforts pour prendre la parole.
"Je n'arrive pas à y croire.. Ce n'est pas possible ma Clara. Ce n'est pas possible… Ca fait deux jours que j'arrête pas d'y penser. Deux jours que je dors plus. Deux jours qu'on arrive plus à manger. J'ai beau me le répéter des milliards de fois par jour, j'arrive pas à réaliser… il n'y a bien que quand je… quand je me concentre.. que… que.. je réalise un peu… et encore."

Sa voix s'étouffa dans les larmes.

Clara s'approcha du fauteuil du salon. Ses yeux commençaient à s'habituer à la pénombre et elle pouvait maintenant discerner la silhouette de l'homme recourbé sur lui-même, la tête dans les mains. Les bras tendus à l'avant pour éviter de se cogner, elle tâtonna jusqu'à la chaise calée à coté de la sienne et s'assit sans faire un bruit.
Que dire ? Elle sentait que c'était à elle de prononcer quelques mots, si ce n'était pour le rassurer, au moins pour lui montrer qu'elle avait fait l'effort d'être là, présente, comme toujours. Ce n'était pas facile mais elle se devait de faire le nécessaire. Deux rôles inversés. La fille qui console le père, la fille qui pose la main sur le dos courbé de l'homme qui lui a donné la vie pour compenser ce qu'elle ne savait dire…

Le silence étouffant la mit mal à l'aise; l'écouter renifler et pleurer avait quelque chose de gênant, presque malsain. Comprenait-il seulement ces phrases qui ne venaient pas ? Ces mains qui s'obstinaient à rester crispées là, entre ses genoux ? Elle n'avait pas envie de se mêler à sa souffrance… elle avait déjà pleuré, déjà trop pensé, maintenant elle voulait savoir.

"Alexis et Romain.. ils.. ils sont pas là ?"

Un peu surpris, l'homme leva la tête et regarda sa fille dans les yeux.

" Ils sont là-haut. Ca faisait longtemps qu'ils avaient pas dormi, ils en pouvaient plus…
- Et.. ils le prennent comment ?
- Tu connais Alexis... Il a pas voulu aller la voir. Il est distant, il ne dit jamais rien, il me regarde à peine, il évite tout, et… Oh il a pleuré hier, quand la nouvelle a commencé à s'imprégner, mais il a pas voulu rester. Je sais pas ce qu'il a. Parti hier soir, je l'ai entendu rentrer ce matin en début de matinée, je ne sais même pas où il a passé la nuit."

Elle lui laissa reprendre ses esprits. C'était déjà assez dur comme ça, le faire parler d'Alexis, c'était remuer le couteau dans la plaie. Quoi qu'en y pensant, son ton dérivait vers la colère et l'inquiétude plutôt qu'à la tristesse.. c'était pas plus mal.

" Et Romain ?"

Le vieil homme baissa les yeux, le mouvement ininterrompu de ses doigts appuyant son malaise et son angoisse.

"Oh ben tu sais, Romain, ça va pas fort, je suis inquiet pour lui… mais à quoi est-ce qu'on peut vraiment s'attendre de la part d'un gamin qui a trouvé le corps de sa mère en rentrant de l'école ?"

Il pinça ses lèvres, ferma les yeux, réalisant la crudité des mots qu'il venait de prononcer...
Un gamin. Son fils.
Le corps de sa femme…

"Excuse moi".

 

>> Chapitre 2 - Ne rien voir,.