Et voilà, une nouvelle journée.

Il était sept heures huit, le réveil n'avait sonné que depuis trois minutes et il était déjà adossé à son oreiller, les yeux bien ouverts. Ca devait bien être la première fois depuis dix-sept ans que ça arrivait.

D'habitude c'était sa mère qui venait frapper à sa porte au quart, en sorte de deuxième réveil humain. Encore emmitouflé dans les couvertures et l'esprit embué par les rêves, il entendait le son familier de la porte sur le tapis; et ses songes arrêtaient leur course en plein élan pour lui permettre de laisser échapper un gémissement plaintif.

Même plus besoin de mots, ni du "Il est l'heure" traditionnel. Romain se retournait dans son lit, renfouissait sa tête sous l'oreiller pour éviter la lumière éblouissante et tentait tant bien que mal de rassembler les quelques bribes imaginaires qui persistaient encore dans son esprit.
La bienveilleuse, elle, repartait aussi silencieusement qu'elle était venue, tous les matins. L'habitude s'était installée comme ça, sans accord ; simple continuation d'une semaine où il avait été malade quatre ans plus tôt et où le réveil avait été un peu plus difficile que d'ordinaire... une semaine qui s'était prolongée indéfiniment.

Mais là, le premier réveil avait suffi. Même dans ses rêves, il avait du savoir que l'attente et l'absence du bruit sur la porte de bois auraient été trop dures à supporter.
Il jeta un coup d'œil autour de lui, regardant tour à tour sa couverture, sa table de nuit, puis son bureau où traînaient encore les brouillons de textes de la veille, et enfin le panneau de photos qui occupait le mur de droite. Ses amis, son grand frère et sa sœur, ses cousins… plusieurs dizaines de sourires, des clichés de bonheur à jamais capturés dans ces petites images. Pas de photo d'elle par contre.. on prend rarement des photos de personnes qu'on voit tous les matins en se réveillant et tous les soirs en rentrant de cours. On devrait peut-être. Parce que....

Il ferma les yeux, ravala sa salive, contrôla sa respiration. Ne pas y penser, il suffisait de ne pas y penser, et la vie continuait.

Trois coups discrets retentirent sur sa porte. Il tourna la tête, surpris.

"C'est moi, Clara, je peux entrer ?"

Clara. Elle était revenue, enfin. La famille était enfin au complet... Ou ce qu'il en restait.

"Oui entre."

Elle était déjà habillée. Simplement, un jean et un pull vert bouteille, les cheveux tirés en queue de cheval. Pas de maquillage par contre, comme elle avait l'habitude de mettre, et une mine moins fraîche que d'ordinaire.

Il laissa échapper un sourire. Elle le lui retourna.

"Ca va ? T'es sur que tu veux aller au lycée aujourd'hui ? T'es loin d'être obligé, tu le sais hein ? Papa te fera un mot, il y a pas de problème, pour autant de temps que tu veux.. "

"Je veux y aller."

Il avait répondu fermement, sur de lui et sur de sa décision.

Il la dévisagea, cherchant à plonger dans ses yeux bleus pour y déceler un indice de réaction. On ne parlait pas beaucoup dans la famille, il ne voulait pas lui étaler ses souffrances et ses théories métaphysiques sous les yeux, comme ça, sous prétexte que maintenant il en avait le droit parce qu'ils avaient perdu leur mère.
Pourtant elle semblait réceptive. Faire le grand pas ? Il ne lui avait jamais parlé à cœur ouvert, ils se cachaient trop de choses, mais c'était une fille intelligente, il pourrait...

"Je veux pas rester ici à m'apitoyer sur mon sort. Ca fait deux jours qu'on ne fait plus rien, que la vie s'est arrêtée… Si on continue comme ça, c'est une spirale infernale. J'ai besoin de faire quelque chose."
Elle le regardait toujours, hochant calmement la tête.
"Ce que je veux dire c'est que… elle, elle est… partie, et ça fait mal, ça fait trop mal, mais nous on est encore là… et je… tu comprends ?"

Elle pinça ses lèvres et acquiesça d'un petit mouvement de tête. Pendant quelques secondes, elle réfléchit, les yeux fermés…

"Romain, je sais que t'es fort. Je sais que t'es capable de tout encaisser, mais tu sais, ça fait mal à tout le monde… Maman n'était pas parfaite, loin de là, c'est pas moi qui irais te dire le contraire..."
Elle hésita quelques instants, fouillant le regard de son petit frère avant de continuer sur sa lancée.
"Non, elle n'était pas parfaite. Mais la vie ne sera plus jamais comme avant, qu'on le veuille ou non. Si tu savais… J'aimerais tellement être capable de faire comme si de rien n'était, essayer de tout oublier. Mais c'est plus dur que ce que je croyais... parce qu'elle était… ben parce qu'elle était notre mère, c'est pas plus compliqué que ça. Et tu sais, j'ai réfléchi hier, je crois qu'on en est tous au même point, ce n'est pas le moment de nous séparer et de tous nous enfermer dans nos coins. Si on veut s'en sortir, va falloir qu'on fasse l'effort de se serrer les coudes, d'accord ? On est là pour parler s'il y a besoin... il faut..."
Elle reprit sa respiration, hésitante.
"Mais je n'ai pas envie de te dire des banalités, on se doute déjà de tout ça. Ce que je veux que tu saches, Romain, c'est que... si tu as besoin, je sais que ce n'est pas évident mais.. je serai là, ne l'oublie pas."

Elle s'approcha du lit où était encore allongé son frère, et le serra dans ses bras.

"Si tu veux y aller, vas-y. Je vais descendre te préparer à manger pour pas que tu sois en retard".

Il la regarda avec des yeux remplis de tendresse et de remerciements, savourant en silence les mots qu'il venait d'entendre. Parfois, il ne savait plus bien quoi penser de cette sœur qui vivait à des centaines de kilomètres ; mais un point venait de se former dans son cœur, léger, transcendant, et une vague de reconnaissance menaçait à tout instant de l'engouffrer. Il aimait sa soeur, il n'avait pas le droit d'en douter.
Clara quitta la chambre en refermant la porte derrière elle, le laissant à essayer de reprendre ses esprits et se préparer.


***


D'habitude, les couloirs du lycée lui procuraient une certaine sensation de confort et de poésie. Il aimait regarder autour de lui et figer la scène devant ses yeux : profiter des quelques minutes qu'il pouvait voler à ses camarades en étant témoin des petits moments de leurs vies. Déjà petit, il avait souvent l'impression d'être le metteur en scène d'un gigantesque film à échelle humaine : Devant lui, à gauche, Paul et Amélie s'embrassaient adossés aux casiers, à droite la petite Leyla scrutait les cases de son emploi du temps en essayant de décider quels livres elle allait prendre pour la matinée, et enfin au fond du couloir, Manu, son portable à la main, l'air cool comme à son habitude…
Non vraiment, rien n'avait changé depuis vendredi dernier. Les élèves marchaient d'un pas décidé vers leurs premiers cours, l'air tout juste encore un peu endormi. La vie avait suivi son cours pour tout le monde, sauf pour Elle. Et personne n'était au courant.

A part peut-être Maëlys.

La jeune fille venait de pointer son nez au bout du couloir et essayait de se frayer un passage à travers la foule de lycéens qui l'encombrait. En apercevant Romain assis sur le banc à coté de la salle de cours, elle hâta le pas en soutenant son regard. Une fois à son niveau, elle resta debout quelques secondes et sembla scruter son visage à la quête d'un indice qui lui indiquerait quelle attitude adopter. Rester distante, faire comme si de rien n'était, ou au contraire parler et le rassurer, au risque de paraître collante et envahissante ?
Il la regardait toujours, mal à l'aise devant ses hésitations, et ne sachant trop comment la guider. Finalement, il se décida à forcer un sourire et poser une main sur sa cuisse pour l'inviter à s'y installer. La jeune femme vint s'asseoir à cheval sur ses genoux en lui faisant face, et le serra contre elle, la tête sur son épaule et les yeux résolument fermés.

Il sentit ses cheveux caresser son cou et la pression de ses mains autour de ses épaules. Ca faisait du bien. Pour la première fois depuis trois jours, il se sentait véritablement aimé, accompagné. Il appuya ses mains dans le bas de son dos, l'amenant encore plus proche de lui, profitant du contact de son ventre contre le sien, de son odeur, de sa douceur.

Puis il dégagea avec sa bouche quelques mèches de cheveux et posa ses lèvres contre la peau de son cou. "Merci. Merci ma puce".


"Ben alors les amoureux ? On fait ça en public maintenant ?"

Manu venait de s'asseoir à leur droite sur le banc, un grand sourire aux lèvres, le ton enjoué et rigolard. Il observait l'étreinte de ses deux amis d'un regard amusé.
Maëlys leva légèrement la tête, déposa un baiser sur la joue du jeune homme avant de fixer le nouveau venu.

"Manu tais-toi s'il te plait."

"Oh ben quoi, on ne peut même plus blaguer de nos jours !"

Sa protestation fut accueillie par un silence gênant. Romain et Maëlys restaient enlacés l'un contre l'autre, ne sachant trop quoi dire.

"Quoi ? Il y a quelque chose qui va pas ? Eho, Rom', mon frère.. il s'est passé quelque chose ?"

"Manu, chut…" intervint Maëlys, le ton lourd.

"Non c'est bon, il a le droit de savoir… Ouais Manu, il s'est passé quelque chose. Ma mère est décédée, vendredi soir."

Il inspira une bouffée d'air, tendu mais satisfait d'avoir réussi à prononcer la phrase sans balbutier et sans perdre ses moyens.

"Quoi ? Ta mère est.. hein ? Mais non...".

Silence.
Romain serra Maëlys un peu plus fort dans ses bras tout en gardant le regard fixé sur son ami pour lui confirmer qu'il n'avait aucune envie de rire.

"Je suis désolé… je.. je sais pas quoi te dire. Qu'est ce qui est arrivé ? Je veux dire... comment ça s'est passé ?"

Ses mots étaient timides et hésitants, devenus un souffle plutôt qu'une voix. Un murmure de choc et d'incertitude.

"Je ne sais pas… je suis rentré vendredi, après les cours, et puis elle était là... enfin, elle était... elle était...."

Il baissa les yeux.

"Je suis désolé, je peux pas..."

Le copain regardait maintenant ses paumes, gêné. Visiblement il ne savait pas trop où se mettre, ni comment réagir. Romain, angoissé, le devinait en train d'hésiter à lui donner la main, chercher ses mots.. Entre mecs ? Ca ne se faisait pas. Et puis il avait Maëlys…


...


Les autres élèves s'étaient réunis devant la porte au fur et à mesure, mais le ton un peu trop fort de leurs conversations les empêchaient de remarquer la présence du trio et leur atmosphère particulière.
Jusqu'à ce que le prof d'Histoire fasse son apparition. En grand homme à la stature carrée, il arborait une légère barbe coupée à ras, un costume de ville et son traditionnel nœud papillon. Le cliquetis des clés se fit entendre alors qu'il essayait de passer entre les groupes d'élèves pour arriver à sa salle de classe. Les Terminale S 7 commencèrent à se ranger le long du mur, baissant légèrement le ton.

"Messieurs, mademoiselle, il y a quelque chose qui ne va pas ?"

Le prof s'était approché du banc, observant l'étreinte des deux jeunes élèves et le mutisme inhabituel de Manu.

"Euh non Monsieur. Pardon. On arrive."

C'était Romain qui avait répondu, non pressé de crier son malheur sur les toits. Très vite, tout le monde serait au courant, il le savait, alors autant retarder le moment fatidique où tous ses camarades viendraient le voir pour lui dire des phrases sans intérêt et le regarderaient d'un regard nouveau. Comme Manu venait de le faire à l'instant.


Ils s'assirent tous les trois au fond de la classe sans dire un mot. Maëlys tapota l'épaule de Manu en signe d'encouragement, pendant que Romain surveillait Monsieur Landry, qu'il vit lui jeter un dernier coup d'œil avant de se résigner à sortir les affaires de cours de son sac et d'annoncer le sujet du jour.

"Bien, tout le monde est là ? Je vous rappelle qu'il va falloir être particulièrement attentifs à cette partie du programme : Nous sommes arrivés la dernière fois à la collaboration et à l'occupation allemande dans les pays vaincus. La Norvège, la Belgique, et puis le STO instauré en France, vous vous souvenez tous ? Bien.
Mais vous n'êtes pas sans ignorer que le règne du Troisième Reich a été marqué par quelque d'encore plus atroce et inhumain. Vous avez tous entendu parler des camps d'extermination je suppose. Aujourd'hui donc, nous allons étudier ce passage de l'histoire, que l'on appelle "la solution finale", décidée par Hitler et ses conseillers en 1941.
Ouvrez vos manuels à la page 57, Julien, vous allez commencer par nous lire un témoignage de Zalmen Gradowski, qui était détenu dans le camp d'Auschwitz."

L'espace de quelques minutes, le silence fut perturbé par l'ouverture des sacs et des livres, ainsi que le son habituel des pages tournées. Romain se demanda ce qu'il faisait là, mais déjà Julien commençait à lire le texte à haute voix :

"Elles savent tout, comprennent tout, qu'ici ce ne sont pas des bains, que cette salle est le corridor de la mort, l'antichambre de la tombe (…) Toutes ces vies palpitantes, ces mondes effervescents, tout ce bruit, ce tapage qui s'en dégage, dans quelques heures tout cela sera mort et figé. Je me tiens ici près d'un groupe de femmes, au nombre de dix à quinze, et dans une brouette se trouveront bientôt tous ces corps, toutes ces vies, dans cette brouette de cendres."

Romain serra les dents. Il avait déjà admiré cet auteur et la façon extraordinaire dont il avait caché ses textes des contrôles SS, mais cette fois ci, dans les cendres, le visage de sa mère apparaissait, souriant, livide, figé. Immobile.

"Il ne restera plus aucune trace de toutes celles qui sont ici, toutes celles-ci, qui occupaient des villes entières, qui tenaient tant de place dans le monde, seront bientôt effacées, extirpées avec leur racine - comme si elles n'étaient jamais nées. Nos cœurs sont déchirés de douleur. Nous éprouvons, nous souffrons avec elles les tourments du passage de la vie à la mort. (...)
On doit durcir son cœur, étouffer toute sensibilité, émousser tout sentiment douloureux. On doit refouler les atroces souffrances qui déferlent comme un ouragan dans tous les membres. On doit se muer en automate, ne rien voir, ne rien sentir, ne rien savoir."

Il fixa la table blanche, essayant de prendre sur lui. Les phrases du condamné résonnaient dans sa tête en écho aux phrases qu'il avait prononcées à sa sœur le matin-même.
Ne rien voir, ne rien sentir, ne rien savoir… et la vie continuait.

Le cours continua lui aussi. Sans lui.
Lui, s'était perdu dans ses pensées, incapable de revenir à la réalité et écouter les atrocités d'une période où la mort avait été dénuée de tout sens. Ces millions d'innocents lui rappelaient sans cesse la mort prématurée de celle qui lui avait donné la vie. Cette femme aux cheveux courts et bruns, cette femme cruelle mais tendre, cette femme complexe qu'il aurait aimé connaître un peu mieux, maintenant qu'il réalisait que ça ne serait plus jamais possible.


La sonnerie retentit. Il entendit ses camarades ranger leurs affaires à la hâte, mit par automatisme les siennes dans son sac et se dirigea vers la porte de la classe.

"Monsieur Cellio ?"

Romain tourna la tête vers l'homme à la barbe, l'air surpris.

"Oui Monsieur ?
- Vous êtes sur que ça va ? Vous n'aviez pas l'air d'aller aujourd'hui.
- Je n'aime pas les camps de concentration.
- Pardon ?
- 'Trop dur à supporter. A chaque fois que je lis des témoignages, je ne me sens pas bien. C'est rien."

Phrases prononcées avec trop peu de conviction, comme on balance des mots à la tête d'un opportun dont on essaye de se débarrasser.

"Monsieur Cellio… Romain, c'est ça ?"
Le jeune homme acquiesça d'un signe de tête.
"Je ne veux vous pousser à rien mais vous savez que si vous voulez nous avertir de quelque chose, vous êtes tout à fait en droit de le faire. Je suis votre Professeur Principal, c'est à moi que vous pouvez venir parler si vous le souhaitez… Je suis là pour vous écouter.
Vous êtes sur que vous ne voulez rien me dire ?"

Romain le regarda sans répondre, se forçant à garder la tête haute.

"Très bien. Dans ce cas vous pouvez partir à votre prochain cours. Excusez moi de vous avoir retenu, vous direz à votre prochain prof que c'est de ma faute, d'accord ? Et n'oubliez pas que je suis là s'il y a besoin."

Il se leva de sa chaise et accompagna le jeune homme à la porte.
"Au revoir".


Romain sortit dans le couloir, attendit que la porte se referme et s'adossa au mur pour reprendre ses esprits. Il le saurait bien assez tôt.


***


"Romain ! Je t'ai cherché partout, j'étais inquiète."

Maëlys s'assit à côté de lui et lui prit la main en la serrant fort entre ses doigts.

"T'es pas venu en cours hein… ça peut aller quand même ?"

Quelle question.

"Je vais rester avec toi. Tant pis pour les cours, je veux être là pour toi."

La salle était encore déserte. Le canapé noir de la salle des élèves avait été libre toute la journée, à l'exception de l'heure du midi où il était sorti faire un tour dans le parc du quartier. Puis il était revenu s'asseoir, impassible, dans le fauteuil de ce lieu familier qui le mettait en confiance et le rassurait.

"On ferait peut-être mieux d'aller autre part, il va y avoir du monde à la sortie des cours."

Il hocha la tête.

"Viens chez moi".

D'où était sortie cette phrase, il n'en savait rien. Ce qu'il savait par contre, c'est qu'il voulait se sentir entouré et protégé, et Maëlys arrivait à lui fournir ce sentiment maternel dont il avait besoin. L'amener en lieu sûr, dans son antre, c'était peut-être lui ouvrir une porte sur son malheur et son mal-être, c'était lui donner une chance de le sauver.
Il serra ses doigts un peu plus fort en se levant, l'entraînant avec lui.

"Viens".

Elle le suivit sans discuter.
La marche n'était pas longue à faire; la maison se trouvait seulement à une quinzaine de minutes à pied. Quinze minutes qu'ils passèrent sans qu'il prononce le moindre mot, se contentant de la présence de son amie et du sentiment de complétude qu'elle lui apportait…



Les deux jeunes adultes arrivèrent juste au moment où Alexis claquait la porte d'entrée derrière lui, prêt à partir.

"Alexis ! Alexis attends ! ... tu vas où ?
- Je sors. Je dois voir quelqu'un, je suis pressé. "

Et merde…

" Quoi ? Ca te dérange ?
- Ben euh…
- Ben euh quoi ? "

Oh non rien… Tu sors juste tous les soirs, et à chaque fois avec une fille différente, tu rentres à des heures pas possible, tu as l'air de ne plus penser qu'à ça, tu ne nous parles presque plus, et en plus tu persistes à garder cet air de tout-va-pour-le-mieux-et-c'est-tout-à-fait-normal-d'avoir-une-attitude-pareille… mais à part ça, tout est nickel, t'inquiète pas !

" T'as pas l'impression d'exagérer un peu sur les bords ?
- Mais exagérer quoi Romain ?
Son ton venait de monter, un ton lourd d'une exaspération profonde.
- Je commence à en avoir ras le bol de tous vous avoir sur le dos, tu sais ! Alexis comme ci, Alexis comme ça.. Je suis assez grand pour prendre mes propres décisions, merci, et j'ai particulièrement aucun conseil à recevoir d'un gamin de dix-huit ans. Alors t'es gentil, tu me lâches un peu les baskets et t'arrêtes de te mêler de ce qui te regarde pas. Je vois vraiment pas en quoi ça te gène que je sorte, tu ne sais même pas de quoi tu p...
- Mais tu comprends rien, ma parole ! Tu crois que je veux que tu sois malheureux ? Que tu t'amuses, et que tu te tapes toutes les filles du quartier, je m'en fous, j'en ai vraiment rien à foutre ! Du moment qu'elles te bouffent pas et que tu gardes un peu les pieds sur terre. Tu connais la souffrance hein ? Tu te dis pas que depuis vendredi, tu devrais te sentir un peu triste ? T'es au courant de ce qui nous arrive et de qui on va aller enterrer jeudi ? "

Alexis sembla hésiter quelques instants, comme s'il luttait pour comprendre le sens des mots qu'il venait d'entendre.

" Je n'irai pas à l'enterrement ".

Aie.

" Tu ne viendras pas à l'enterrement de maman… tu n'iras pas… tu… et tu as décidé ça depuis quand ? "

La main toujours crispée sur celle de sa copine, le cadet fixait son grand frère d'un regard qui exprimait toute sa déception.

" Romain, je suis désolé. Vraiment. Mais je n'ai pas de comptes à rendre, ni à vous, ni à elle. Tu sais très bien ce que je pensais de maman. Il y a une grosse fête au boulot jeudi après-midi, et j'ai décidé d'y aller. Tant pis pour maman, ce n'est pas comme si mon absence allait changer quoi que ce soit…
- Non bien sur, l'absence de son fils aîné, ça ne changera rien du tout... c'est évident.
- Mais arrête ton cynisme, tu sais très bien ce qu'elle pensait de moi...
- Non je n'en sais rien. Mais si tu ne le fais pas pour elle, fais le au moins pour nous. "

Alexis détourna son regard.

Touché ? …

" Tu me saoules avec tes conneries. J'ai pas envie d'y aller, je n'y vois pas l'intérêt. Vous vous débrouillerez très bien sans moi, et elle aussi, comme vous l'avez toujours fait. "
Il jeta un coup d'œil inquiet à sa montre.
" Et maintenant, si tu veux bien m'excuser, je dois vraiment y aller. "

Et sans regarder une fois de plus son petit frère dépité, il courut à toute vitesse vers le bout de la rue, où il disparut quelques secondes plus tard.

 

Romain arracha les clés de sa poche, tout en tenant toujours la main de Maëlys serrée dans sa main gauche, ouvrit la porte et la referma violemment sans regarder derrière lui.

Aahhhhhhhh. Recroquevillé en deux, il murmura un cri jusqu'à en perdre le souffle, combattant dans son élan l'envie de balancer tout ce qui l'entourait, de s'énerver, de se défouler. Il se retint, empêcha ses mains d'attraper les premiers objets venus et de les fracasser contre les murs. Elle n'arrangerait rien, la cassure de ce vase, même pour accompagner la cassure de son cœur. Alors lentement il ferma les yeux, reprit sa respiration, essayant de reprendre le contrôle. Il lança un regard gêné à son amie tout en s'avançant vers la table en chêne du salon : une feuille de papier y avait été laissée.


Je suis partie prendre l'air à la plage. Je n'en peux plus.
Ne vous en faites pas pour moi, je ne sais pas quand je rentrerai.
Ne vous inquiétez pas.
Clara


Maëlys l'avait suivi, s'enlaçant contre lui en lisant le mot par dessus son épaule.

"C'est ta sœur ?"

Romain ne répondait plus. Ses yeux luttaient contre les larmes et ses idées étaient embrumées par le désespoir qui l'envahissait chaque minute un peu plus.

"Maëlys, j'ai besoin d'être seul. Il y a tout qui déraille, j'en peux plus. J'en ai marre."

Il leva les yeux au ciel, se mordit la lèvre.

"Je suis désolé".

Il sentit l'étreinte se desserrer, et l'entendit faire quelques pas de côté pour se retrouver face à lui.

"Je comprends.. tu es sur que tu veux rester seul ? Je peux…
- Je vais aller dormir. Je suis crevé."

Elle capitula, malgré le signe d'inquiétude qui marquait son visage.
Elle tendit ses lèvres vers les siennes et y déposa un léger baiser tendre.

"Dors bien alors. Et tu sais que je suis là si tu as besoin hein..
Je t'aime."

Il la laissa s'éloigner, confus. Elle ne lui avait jamais dit ces mots, et son cœur sembla tout d'un coup couler sous un bonheur incongru, sombrer devant l'envie de la retenir et le besoin de tout envoyer en l'air. Mais comment aurait-il pu prendre du plaisir quand son corps entier criait au désespoir et au malheur ?

La porte se referma sur elle.

Il se sentait exténué. Alexis lui laissait un goût amer d'incompréhension, de colère et de tristesse. Clara était partie. Son père ? Aucune idée. Maëlys ? Il ne savait plus.

Il monta lourdement les escaliers, chaque pas un supplice vers sa chambre, berceau de toutes ses questions et de sa solitude.
Puis il s'allongea sur son lit en se forçant à faire le vide dans ses pensées.

La pièce était sombre. Les rideaux tirés ne laissaient passer qu'un faible filet de lumière, donnant l'illusion d'une soirée de pleine lune.

Ne rien voir, ne rien sentir, ne rien savoir… et la vie continuait.

C'était tellement facile à dire...

Il scruta de nouveau l'obscurité pour tomber sur le panneau de photos du matin. Les sourires l'agressaient maintenant, soulignant le contraste avec son état d'esprit de l'après-midi. Non il n'était pas heureux et il était loin de l'être. Il ne le serait peut-être jamais. Même entouré, il se sentait seul à mourir... Et la seule envie qui le suivait depuis des années sans jamais faiblir était bien celle d'en finir.

Résigné, il se retourna dans ses draps et se força à fixer le mur qui lui faisait face. Ce soir là encore, le sommeil allait devoir avoir raison de lui.

 

>> Chapitre 3 - Attends-moi.