La salle d'attente était vide. Nettoyés avec application, les murs ternes qui la délimitaient ne faisaient rien pour améliorer l'humeur du jeune homme assis dans son fauteuil depuis maintenant plus de deux heures, avec l'interdiction de quitter la pièce jusqu'à leur retour.

"Comme si j'en avais envie…" pensa-t-il.

Sur la table de chevet, un magazine de sport. Il tendit un bras tremblant vers la revue et commença à en feuilleter les pages pour la énième fois. Et pour la énième fois, il resta fixé sur les photos d'un sport magique, un nœud d'excitation se formant dans le bas de son ventre.
Liberté.
C'était le premier mot qui lui venait à l'esprit en imaginant la sensation des parapentistes, réalisant le plus vieux rêve de l'humanité : Voler.

Il ferma les yeux et se laissa à nouveau transporter. Le paysage des Alpes défilait sous ses yeux alors qu'il sentait le vent souffler dans ses cheveux. Sous lui, le siège confortable lui apportait un sentiment de sécurité, et les mains serrées sur les poignées, il tirait sur chacune d'entre elles pour tournoyer dans les airs et explorer l'immense espace qui s'offrait à lui.
Liberté. Il sourit. C'est exactement le mot qui devait définir ce qu'ils ressentaient.

" Alexis ? "

Le jeune homme ouvrit les yeux en vitesse, retournant brusquement à la réalité. Ses parents se trouvaient sur le seuil de la porte, accompagnés du docteur Lenchaud, qui le suivait depuis son entrée dans le service.

" Alexis, le médecin a quelque chose à te dire " résonna la voix de sa mère.

Quelque chose à lui dire ? La phrase avait un ton quelque peu dramatique. Un peu plus et il aurait pu s'imaginer l'annonce d'une maladie incurable, d'une mort proche. Ca n'avait aucun rapport ? Tant pis, cette femme avait un don de mise en condition. Il voyait déjà les quelques mois de répit où il devrait profiter de ses économies pour faire tout ce dont il avait toujours rêvé… voler…

Hum. Il leva brusquement la tête. Le docteur venait de toussoter avant de prendre la parole.

" Monsieur Cellio, j'ai une… assez mauvaise nouvelle à vous annoncer."
Sa voix hésitante intrigua d'abord le garçon mais il en comprit vite la raison. Alexis esquissa un sourire : sous ses yeux, le docteur Lenchaud avait détourné son regard sur les deux adultes qui l'accompagnaient et inclinait la tête d'un air faussement excusé :
"Ou une bonne nouvelle, selon les points de vue."
Il jeta un nouveau coup d'œil au jeune homme avant de continuer :
"Je disais donc, après nos différents entretiens ces dernières semaines et la discussion que je viens d'avoir avec vos parents ici-présents, il me semble que votre volonté de prendre votre indépendance si prématurément est assez déplacée. Bien sûr, la décision ne dépend que de vous puisque vous êtes majeur, mais…" Il se retourna à nouveau vers les parents dans une semi-révérence de politesse. "… puisqu'il m'a été demandé mon avis et compte tenu des circonstances, je vous conseillerai d'attendre un peu. L'argent, le logement… Prendre une décision comme celle-ci sans même avoir terminé vos études demande pas mal de considération." Il s'approcha d'un pas des fauteuils et abaissa légèrement la voix… "Et bien que je comprenne tout à fait votre position, à ce que j'ai compris de la situation vous auriez tout intérêt à réfléchir à tout ça la tête posée, une fois que vous n'aurez plus aucune pression… Cette décision n'est pas sans conséquences..."

Alexis afficha un sourire ironique avant de lever les yeux au ciel. Si c'était le mieux qu'il pouvait lui dire… En sortant de ses entretiens, il avait espéré son soutien, un appui professionnel autant qu'amical de la part de ce médecin qui avait semblé comprendre son exaspération et ses envies de liberté. Et il l'avait compris, son attitude le prouvait… mais alors pourquoi ne pouvait-il pas le montrer jusqu'au bout ?

Ses yeux fixèrent ceux du docteur Lenchaud. Ils exprimaient une consternation sincère.

" Je… alors je vais vous laisser. Je suis vraiment désolé de ne pas pouvoir vous apporter de meilleures nouvelles, Alexis. Je vais vous laisser discuter. Si vous avez besoin de moi, je serai dans mon bureau.. A bientôt."

Il fit un signe d'au revoir discret à ses trois interlocuteurs et quitta la pièce en refermant la porte derrière lui avec précaution.



***


Alexis inspira une bouffée d'air. Le stylo serré entre les doigts, la feuille blanche qui était posée devant lui le narguait…


Dans sa tête, la porte venait de se refermer, le laissant seul face à ses deux géniteurs.

" Eh ben voilà, la question est réglée ! avait commencé sa mère.
- Tu vois, des fois il suffit d'y mettre un peu du sien pour trouver des solutions, c'est pas compliqué." ajouta son père d'un air satisfait.
Alexis restait consterné.

"Y mettre du… mien ? J'espère que vous n'êtes pas sérieux ! Vous croyez vraiment que je vais me contenter de ça ?
- Le psychologue est d'accord avec nous, Alexis.
- Je me fous de ce que le psy a dit.
- Tu te fous de ce qu'il a dit ? C'est pourtant toi qui as demandé à le voir, tu ne dirais pas la même chose s'il t'avait soutenu toi!"

Ce n'était pas faux… mais l'admettre là n'avait rien de réjouissant.
Son père vint s'asseoir dans un des fauteuils plus près de lui.

"Alexis… des fois j'ai du mal à te suivre tu sais. C'est pas la peine de te mettre dans des états pareils... et puis t'énerver contre nous, c'est ridicule, on ne t'a rien fait et tu le sais très bien."

L'homme jeta un coup d'œil à sa femme:

"Nous, on te l'a déjà dit, on aurait largement préféré te voir mener ta vie comme tous les autres, avoir un fils heureux et être fier de toi. Si tu crois que ça nous amuse… on a l'air de quoi vis à vis de la famille et de nos amis hein ? Tu crois que c'est facile de devoir expliquer à tout le monde que notre fils aîné se rebelle et renie tout ce qu'on lui a appris ? Tu pars et tu nous fais passer pour des parents indignes. "Et vous pouvez rien y faire ?" qu'ils nous demandent.. on est sensés répondre quoi ? Tu peux me dire ce qu'on est sensés répondre, toi ?"

Un nouveau silence s'empara de la salle. Dans son fauteuil, Alexis donnait l'impression d'être totalement étranger à la discussion, sa concentration absorbée par le bout de sa manche qu'il tortillait avec nervosité.

"La vérité peut-être."

Il releva les yeux et fixa ceux de son père.

" Tout ne se rapporte pas toujours à vous et à ce que les gens vont penser de vous. Et Maman, arrête de pleurnicher s'il te plait; c'est pas toi qui est à plaindre dans l'histoire."

Sa mère s'était appuyée contre le mur, et jouait à merveille le rôle de la mère dépitée et désespérée. "Mais qu'est ce que j'ai donc fait pour avoir un fils pareil, moi qui l'avais si bien éduqué !" Aucun besoin de le dire, elle le pensait tellement fort qu'Alexis s'en retrouvait affligé.

Quelle idiote, mon dieu, quelle idiote…


***


" UN MAL-ETRE GRANDISSANT CHEZ LES JEUNES
Ils clament un sentiment de solitude et d'incompréhension. "

" Ben alors, t'as pas avancé encore ? "

C'était Eric qui venait de passer la tête par dessus la cloison du bureau, deux gobelets de café à la main. Il tendit l'expresso à Alexis, qui l'accepta d'un petit signe de tête avant de jeter un nouveau coup d'œil à sa feuille blanche.

Eric était un des grands copains d'Alexis. Sympa, rigolard, intelligent… et ambitieux. A seulement vingt-six ans, il avait déjà gravi un bon nombre d'échelons et avait été nommé chef de rédaction de sa section du Journal. C'était grâce à lui qu'Alexis avait trouvé du travail aussi rapidement, malgré ses réticences pour le piston.

"Allez ! Si tu veux le réussir ce test, il va falloir t'accrocher. Ce n'est pas tous les jours qu'on te donne la possibilité de monter d'un poste comme ça. Le patron t'aime déjà, il me l'a dit, mais va falloir que tu le convainques que tu mérites mieux que ce que t'as là. Les photocopies, les relectures.. je te connais, tu vaux mieux que ça. Allez, au boulot !"

Alexis laissa échapper un sourire. Décidément, ce gars avait le don de transmettre sa pêche et son énergie.

" Ca avance, ça avance... je suis juste un peu bloqué, c'est tout."

" Bloqué ?"

" Oui... j'ai, comment dire.. un peu de mal à faire le tri dans mes propres pensées."

Eric ne put retenir un air d'incrédulité et esquissa un sourire coquin.

" Tu rigoles ? Alexis, le Grand Alexis, le rigolo de la promo, t'as déjà eu des ennuis toi ? J'aurais plutôt pensé que tu serais à court d'inspiration à propos du sujet !"

Le sourire en coin d'Alexis se déforma en un rictus contradictoire. Les yeux baissés, il se mordit la lèvre en hochant la tête.

" Non, c'est un peu plus compliqué que ça." avoua-t-il. Son copain afficha une moue inquiète et curieuse ; "… mais t'inquiète pas, c'est du passé. Au contraire c'est cool, ça va me donner des chances pour l'article. Tu vas voir, je vais le décrocher, ce poste de rédacteur !"

Il força un grand sourire à Eric, qui parut s'en accommoder.

" Bien… Bien. Dans ce cas, je te dérange pas plus longtemps et je te laisse bosser. A tout à l'heure, à la pause ! Midi cinq à la cafet', comme d'hab ?"

Sur quoi, il quitta le bureau en montrant ses deux pouces levés en signe d'encouragement.

" Bonne chance !"



Un mal-être grandissant chez les jeunes…
"Je me sens en désaccord avec mon temps" déclare Anthony, 17 ans. "Plus le temps passe et plus j'ai l'impression d'attendre de la vie des choses que cette société n'est plus capable de me donner. Des gens profonds, des relations honnêtes, des réactions dictées par autre chose que l'argent ou le pouvoir."
Pour Cécile, 16 ans, c'est l'attitude de ses parents qui l'exaspère. "J'ai le sentiment qu'ils ne me comprennent pas, comme s'ils avaient toujours été adultes sans passer par le stade de l'adolescence, où l'on se sent changer et où on a plus besoin de soutien que d'opposition."
Le docteur Desmarais, psychanalyste renommé dans le traitement des dépressions chez les adolescents, accepte de nous parler du sujet…


Alexis ouvrit son classeur et en étala le contenu sur la table. Il avait passé toute la soirée de la veille à éplucher les statistiques et les témoignages qu'il avait réussi à recueillir pendant la dernière semaine et la taille de la pile qui en avait réchappé semblait largement satisfaisante. Enfermé dans sa chambre, il n'était même pas descendu manger quand son père avait sonné le dîner. "Mais bon dieu, où est ce qu'il est encore passé celui-là ?". Les yeux fixés sur ses statistiques affligeantes, il n'avait pas trouvé le courage de répondre… et puis il avait vingt-quatre ans, et à vingt-quatre ans, on ne doit plus rien à personne, merde.

D'ailleurs, s'il réussissait à décrocher son nouveau poste, il était bien décidé à se payer le petit studio indépendant dont il avait toujours rêvé, près du bureau et près de ses amis. Une ou deux visites bien placées pendant le mois chez les parents et tout irait bien.
Il bloqua brusquement sa respiration.
"Les parents"… l'expression lui échappait encore.

Ses yeux se fermèrent. Dans le noir, il força les particules d'air à retrouver le chemin de ses poumons.

Elle est morte,… mets toi ça dans la tête. Morte.

Mais le mot résonna en écho une dizaine de fois dans sa tête, et finit par se démanteler et s'effriter.
Morte…
Une succession de lettres, un mot aux consonances âpres.
Morte.?
Il n'y avait aucune mélodie, aucune sophistication, dans cet adjectif qui annonçait le néant de la mort par sa simple prononciation.
Morte, ma mère est morte…
Alors ses doigts saisirent un crayon et inscrivirent avec difficulté les lettres d'une réalité qu'il ne réalisait pas encore. Mme J. Cellio 12.04.55 - 11-03-05. Un mois de plus et elle aurait eu cinquante ans. L'ironie du sort avait fait en sorte qu'elle ne fêterait jamais sa moitié de siècle symbolique…

Alexis regarda sa feuille. A côté de son gribouillage, les chiffres semblaient se moquer de lui. Des milliers d'enfants avaient déjà pensé se suicider… que faisait-il là à se lamenter alors qu'il y avait tant à faire autre part ?

Quand il se leva de sa chaise pour aller prendre l'air quelques minutes plus tard, deux nouveaux mots ornaient la feuille sur son bureau.

Mme J. Cellio.
Quelle idiote…


***


Il ne lui avait fallu qu'une dizaine de minutes de marche pour atteindre la côte et s'installer en face de l'immense étendue d'eau, appuyé contre la barrière de la digue.
La Mer Méditerranée, "La mer au milieu des terres"… pas loin l'Italie, de l'autre côté l'Afrique. Entre les deux la Corse. Et puis là, face à lui, la France, la Promenade des Anglais, les français et la routine. Un Alexis méditerranéen qui n'avait pratiquement jamais quitté son pays.

Où arriverait-il s'il pouvait marcher toujours droit devant lui ? Sur les côtes de l'Algérie? au fin fond de la Nubie, entouré d'hommes nus qui danseraient autour de feux en chantant des psaumes à leurs sorciers au coucher du soleil ? ou alors dans les plaines de Mongolie, au milieu des chevaux sauvages et des bisons ?

C'est bizarre la vie : où que l'on soit, on aimerait toujours être autre part.
Certains mongoles donneraient tout pour venir étudier en France et nous, on rêverait d'aller les rejoindre et de vivre d'amour et d'eau fraîche…
Comme certains rêveraient d'avoir une mère et d'autres rêveraient ne plus en avoir.

Le monde est mal fait.

Car oui, il en avait rêvé, et pas qu'une seule fois. Toutes les nuits pendant des années, il avait souhaité le jour où il aurait enfin une raison de souffrir pour de vrai, où il aurait le droit de se plaindre à cause d'elle.

Le monde est mal fait…

Il détourna son regard et observa autour de lui. Sur la Promenade, un groupe de gamins pavoisaient en rollers, l'air joyeux.
Cette femme est forte. Même en n'étant plus là, elle est encore capable de faire souffrir…
A côté d'eux, une jeune femme… la vingtaine environ, bien faite, belle à en mourir, le visage simple.
Un frisson le parcourut.
Après tout, j'ai bien le droit d'être heureux moi aussi…


Refoulant sa conscience et ses idées noires, il s'approcha de la fille en forçant un sourire décontracté.

"Bonjour demoiselle!"

Il inclina la tête et mima une petite révérence.

"Je m'appelle Alexis, au plaisir de vous connaître, mademoiselle… ?"

Ses yeux brillèrent d'une pointe de malice. Ca marchait à tous les coups.

"Emily. Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ?"

Faisant mine de réfléchir quelques secondes, il leva un sourcil et lui lança un regard charmeur.

"Je vous trouve magnifique, et comment dire… vous ne m'êtes pas complètement indifférente".

Il jeta un coup d'œil au bas de son ventre puis releva les yeux sur elle, un sourire en coin.
La fille gloussa.

"Je vois…" murmura-t-elle.

Alors d'une main délicate il lui prit le bras, embrassa sa nuque et lui chuchota à l'oreille :

"Je vous emmène chez moi prendre un verre ?"

Ils se sourirent; l'attraction était réciproque.


"Ah oui ?"

Emily le regardait d'un air faussement impressionné.

"Je sors avec un journaliste ! eh bien quel honneur… je connais le journal ? j'ai déjà lu de tes articles ?"

Ils étaient montés dans le premier bus venu en direction de chez lui et étaient maintenant installés au dernier rang, assis l'un à côté de l'autre, tout juste assez près pour jouer à se provoquer discrètement sans pour autant attirer la curiosité de leurs voisins de voyage.

"Ca tu le sauras seulement si tu le mérites".

Il lui lança un nouveau regard malicieux et la sentit fondre à ses côtés.

Il y a quelques années, il ne se serait même pas douté qu'il existait des gens capables de ça. En toute connaissance de causes et sans remords, prendre du plaisir l'espace de quelques heures et ne plus jamais se revoir. C'est vrai, ça paraissait irréaliste… et pourtant. La première fois c'était une fille qui était venue l'aborder, depuis c'était lui qui allait les chercher, et à sa grande surprise, tout se passait toujours incroyablement facilement. A croire que les jeunes de cette société étaient vraiment prêts à tout pour un peu d'amour et de plaisir…

Son téléphone sonna.

Il jeta un regard désolé à Emily. "Tu guettes le trajet ? on descend dans deux arrêts."

"Allo ?
- Oui Alex', c'est Eric.
- Ah Eric ! J'suis désolé mec, je suis pas au bureau, j'ai oublié de te prévenir. Je me sentais pas très bien, j'ai voulu prendre l'air, et en route j'ai fait une charmante rencontre… si tu vois ce que je veux dire. "

Le ton de sa voix ne laissait aucune possibilité de ne pas voir. Pourtant à l'autre bout du fil, aucune réponse ne se faisait entendre.

"Eric ?"

"Ouais… Alex', j'ai eu Clara au téléphone. Elle a appelé au boulot, elle voulait te parler… et puis.. et puis elle m'a dit. Ca va ? Pourquoi tu m'as rien dit ?"

Clara…

"Je vais bien, t'inquiète pas."

Il jeta un coup d'œil à Emily qui s'était appuyée à la vitre et observait la côte défiler à travers la fenêtre.

"Je peux pas te parler tout de suite, j'ai de la compagnie... Je peux compter sur toi pour expliquer mon absence au patron ? Dis lui ce que tu veux, ça ira très bien, de toutes façons je n'aurais jamais réussi à me concentrer sur mon article cet après-midi. Je te rappelle ce soir, ne t'inquiète pas je tiens le coup. Ouais, ciao.".

Dès le téléphone raccroché, Emily se retourna et le regarda d'un œil interrogateur.

"C'est bon, je gène pas ? Parce que tu sais… sinon c'est vraiment pas grave…
- Oh non toi, je peux garantir que tu ne me gènes pas le moins du monde !"

Il sourit à nouveau et vola à la jeune fille un baiser rapide. Le bus s'arrêta.

"Et voilà… Arrêt septième ciel, tout le monde descend !"

Et avec un sourire jusqu'aux oreilles, il lui prit la main avec entrain et la guida à travers les ruelles en direction de son chez-lui.




"C'est beau chez toi, t'as du goût."

Emily s'était plantée à l'entrée de la pièce et regardait tout autour d'elle d'un air curieux. La chambre d'Alexis se trouvait au dernier étage, sous les mansardes de la petite maison provençale et renfermait une atmosphère tranquille : les murs clairs étaient ornés par-ci par-là de sculptures et de tableaux aux formes épurées mais harmonieuses, dans les coins quelques bougies, sous la fenêtre une ou deux photos. La chambre avait du style, ça ne faisait aucun doute, mais un style étrangement contrasté avec le casanova rigolard qui y habitait…

Alexis posa les deux canettes de soda qu'il avait attrapées au passage à la cuisine sur sa table de nuit et vint rejoindre la demoiselle.

"Et à ce qui paraît, je n'ai pas seulement du goût pour la déco…"

Il la prit par la taille et rapprocha sa tête pour respirer le parfum envoûtant qui émanait de sa nuque.

"... j'ai aussi du goût pour les belles filles."

Il sentit les mains douces se coller à son dos et le rapprocher de ce corps qui l'enflammait. La pression subtile des doigts sur le bas de ses reins commençait déjà à faire monter son désir.

"Et moi pour les beaux jeunes hommes" lui murmura-t-elle à l'oreille.

Sous le charme, il l'embrassa dans le cou et traça un chemin invisible jusqu'à ses lèvres, les yeux mi-clos.

"Alexis ?"

Il releva rapidement la tête, intrigué.

"Alexis, c'est toi qui est là ?"

Panique. La voix venait du palier et Emily le regardait d'un air terrifié, comme si elle venait d'être prise en plein délit.

"Attends, n'entre pas, c'est toi Clara ?"

Un oui timide se fit entendre de l'autre côté de la porte.
Il jeta un nouveau coup d'œil à Emily. Elle le dévisageait anxieusement, mais mis à part une mèche rebelle, rien ne pouvait les mettre directement en faute.

"Attends, j'arrive…".

Le jeune homme marcha malgré lui jusqu'à la porte et l'entrouvrit. Le visage de sa sœur apparut dans l'entrebâillement.

"Je… je savais pas que t'étais là… commenca-t-il, gêné.
- Oui ben je vois ça. On a besoin de parler Alexis... j'ai eu Eric au téléphone tout à l'heure et apparemment il était pas au courant de ce qui est arrivé. Je peux entrer ?"

Alexis intercepta brusquement la main de sa sœur alors qu'elle tendait vers la poignée.

"Ben, c'est à dire que… comment dire… Je suis pas seul.
- Pas seul ?"

Elle le regarda un instant en arquant un sourcil. "Oh non, dis moi pas que… "

Alexis sentit, à regrets, la présence d'Emily dans son dos. Il ouvrit un peu plus grand la porte jusqu'à ce que les deux jeunes femmes puissent se découvrir.

"Emily Clara, Clara Emily. Clara est ma sœur, elle vient de rentrer de Paris, et Emily est.. une amie."

La dernière décocha un sourire gêné.

"Je vois oui…" murmura Clara.

Elle observa la jeune fille pendant quelques secondes avant de se retourner vers son frère :

" Je suppose que ça veut dire que je dois vous laisser..?
- Non. Non, bien sur que non. Euh… Emily je reviens tout de suite, tu veux bien m'attendre là deux minutes ?"

A son hochement de tête, il attrapa le bras de sa sœur et l'entraîna jusqu'au palier inférieur.

"Honnêtement, je savais pas que tu serais là, si j'avais su…
- Si t'avais su, alors quoi ? Ca change rien Alexis, t'as pas l'air de te rendre compte que cacher les choses, ça les justifie pas.
- Mais attends…
- Non, j'attends pas ! Tu vois, j'en ai marre, je ne veux plus attendre. Tu ferais mieux de remonter voir ta fille, ça vaudrait mieux pour toi."

Et lui tournant le dos sans lui laisser le temps de répondre, elle descendit rapidement les escaliers vers le rez-de-chaussée.

Alexis remonta les siens à contrecœur. Emily s'était adossée au velux de la pièce, les yeux fermés, et laissait les rayons du soleil inonder son visage encore troublé.

"Je suis désolé".

Les yeux clairs de la jeune femme se rouvrirent brusquement.

"Je n'avais aucune idée qu'elle serait là, je suis vraiment désolé…" répéta-t-il.
Il l'observa quelques secondes.
"Sans rancune ?"
"Nan, j'oublie tout.
- Vrai ?
- Vrai. Mais à une seule condition…"

Elle leva les sourcils dans une expression qui se voulait mystérieuse…

"T'acceptes de prendre mon numéro de téléphone. J'ai pas l'habitude de quitter des types biens sur des échecs".

Il sourit timidement.

"Ca marche."

"Je te laisse dans ce cas ? Je ne sais plus trop ce que j'étais sensée faire cet après-midi… tu crois que si je retourne sur la Promenade des Anglais, un autre beau jeune homme viendra m'aborder ?
- J'en doute…"

Elle leva à nouveau un sourcil, cette fois par réelle curiosité.

" Plus beau jeune homme que moi, tu trouveras pas."

Il avait dit ça d'un air sérieux, et elle éclata de rire.

"C'est ça oui…. bon, tu me reconduis jusqu'à la porte ou je redescends toute seule ?"

Etudiant la jeune femme d'un regard, il attrapa le bout de sa main et s'inclina avec cérémonie.

"Si la demoiselle veut bien me suivre…"



"A bientôt !"

La porte d'entrée se referma derrière elle.

Et maintenant, c'était au tour de l'autre représentante de la gent féminine… Il haussa légèrement la voix:

Clara ? Je sais que t'es là; t'avais raison, on a besoin de parler. "

Aucune réponse.

"Cla-raa !"

Toujours rien.

"Bon allez, fais pas la gueule, ça le mérite pas.. tu veux pas qu'on… ?"

Il s'interrompit. Sur la table, il venait d'apercevoir une feuille de papier pliée en deux, sur laquelle étaient marqués de simples mots :

Je suis partie prendre l'air à la plage. Je n'en peux plus.
Ne vous en faites pas pour moi, je ne sais pas quand je rentrerai.
Ne vous inquiétez pas.
Clara


Et merde…
Maintenant il ne lui restait plus qu'à essayer de la rattraper. Elle était seulement partie depuis… il regarda sa montre,… quinze minutes tout au plus, s'il se dépêchait un peu, il risquait même de la rejoindre avant qu'elle n'atteigne la plage. En vitesse, il attrapa sa veste, son trousseau de clés, ouvrit la porte et la reclaqua derrière lui.



"Alexis ! Alexis attends ! .. tu vas où ?"

Oh non…

Faisant demi-tour, il aperçut son frère se précipiter vers lui, accompagné de sa copine.

"Je sors. Je dois voir quelqu'un, je suis pressé. "

Pas le temps de lui expliquer le qui du pourquoi du comment, il fallait qu'il se dépêche. Et puis de quoi il se mêlait d'abord ? Depuis quand devait-il se justifier auprès de son frère d'à peine dix-huit ans ?

" Quoi ? Ca te dérange ?"

Les traits de son cadet se déformèrent, visiblement blessé.

"Ben euh…
- Ben euh quoi ?
- T'as pas l'impression d'exagérer un peu sur les bords ?
- Mais exagérer quoi Romain ?"

Son ton venait de monter malgré lui. Mais il n'avait pas le temps... pas de temps à consacrer à cette discussion qui allait sans aucun doute finir à l'engueulade et n'avancer à rien, ni pour lui ni pour Romain.
Son frère venait de reprendre la parole pour répondre à son énervement.

"Mais tu comprends rien, ma parole ! Tu crois que je veux que tu sois malheureux ? Que tu t'amuses, et que tu te tapes toutes les filles du quartier, je m'en fous, j'en ai vraiment rien à foutre !…"

Hein ?

"… du moment qu'elles te bouffent pas et que tu gardes un peu les pieds sur terre! Tu connais la souffrance hein ? Tu te dis pas que depuis vendredi, tu devrais te sentir un peu triste ? T'es au courant de ce qui nous arrive et de qui on va aller enterrer jeudi ? "

Alexis resta interloqué. Que tu te tapes toutes les filles du quartier… On en venait enfin au problème. Il avait à peine claqué la porte de la maison que déjà on le suspectait de toutes les ignominies. Ils avaient leurs raisons d'accord, mais quand même… cette fois-ci c'était pour la bonne cause; il fallait absolument qu'il retrouve Clara et qu'ils discutent pour de bon. Se faire pardonner et en profiter pour lui dire qu'il ne viendrait pas à la cérémonie d'enterrement qu'elle prenait tellement de temps à préparer, et lui affirmer qu'il avait ses raisons.
L'enterrement…
Il baissa les yeux vers son frère. Le garçon attendait toujours impatiemment, guettant le moindre mouvement de ses lèvres.

" Je n'irai pas à l'enterrement ".

Les mots semblèrent atteindre Romain avec plus de force qu'il n'aurait pu s'imaginer.

" Tu ne viendras pas à l'enterrement de maman… tu… et tu as décidé ça depuis quand ? "
" Romain, je suis désolé. Vraiment. Mais je n'ai pas de comptes à rendre, ni à vous, ni à elle. Tu sais très bien ce que je pensais de maman. Il y a une grosse fête au boulot jeudi après-midi, et j'ai décidé d'y aller. Tant pis pour maman, ce n'est pas comme si mon absence allait changer quoi que ce soit..
- Non bien sur, l'absence de son fils aîné, ça ne changera rien du tout... c'est évident.
- Mais arrête ton cynisme, tu sais très bien ce qu'elle pensait de moi.
- Non je n'en sais rien. Mais si tu ne le fais pas pour elle, fais le au moins pour nous. "

Alexis détacha son regard des yeux embués de son frère. Il l'avait rarement vu dans un tel état et le poids de ses espérances commençaient sérieusement à le peser.

" Tu me saoules avec tes conneries. J'ai pas envie d'y aller, je n'y vois pas l'intérêt. Vous vous débrouillerez très bien sans moi, et elle aussi, comme vous l'avez toujours fait. "

Et il n'en doutait pas un seul instant. Jetant un dernier coup d'œil à sa montre, il fit ses au-revoirs et détala en direction de la plage. S'il avait un peu de chance, il pourrait peut-être encore la rattraper…


***


Repérer sa silhouette contre l'étendue de sable n'avait posé aucune difficulté. Au contraire, le calme du lieu en cette saison d'hiver et à cette heure tardive donnait une poésie particulière à la scène qui lui faisait face. Cette crique où ils avaient tant joués enfants semblait désormais appartenir toute entière à celle qui s'y était réfugiée...
Il ne l'avait jamais vue sous ce plan là.

"J'étais sérieux tout à l'heure; tu n'étais pas sensée voir ça, je suis désolé. "

Il avait choisi ses mots pendant le trajet mais les avait prononcés un peu trop sèchement, pour couper court à toute objection éventuelle.
Assis dans le sable à ses côtés, il observait maintenant sa réaction. Mais sa soeur restait immobile, les bras toujours serrés autour de ses genoux et les yeux dans le vague, comme il l'avait aperçue quelques minutes auparavant.

"Tu fais ce que tu veux."

Il la dévisagea avec surprise, incrédule.

"Ah ouais ? Tu m'en veux pas ?
- T'en vouloir ? pourquoi je t'en voudrais, t'es assez grand pour assumer ce que tu fais."

Sa voix était calme et posée.

"Tu es sure..? tu m'en veux pas, mais... pourquoi tu es partie alors ?"

Elle tourna la tête vers lui et réprima un sourire crispé.

"Tu préfères peut-être que je m'énerve ? C'est possible aussi tu sais, si tu continues…"
Son regard se perdit à nouveau dans l'horizon, évitant la confrontation.
"Tu veux vraiment savoir ce que j'ai dans la tête alors ? Tu crois que je suis en colère ? Non, en fait je suis déçue. Quand j'ai eu Eric au téléphone tout à l'heure, d'abord je me suis demandé pourquoi tu ne lui avais rien dit, et puis j'ai réalisé que c'était pas le genre de nouvelle qu'on case au milieu de n'importe quelle conversation et qu'on a envie de partager immédiatement. Je m'en suis voulue de t'en avoir voulu l'espace de quelques secondes… ça semble toujours plus facile quand il s'agit des autres, je sais pas pourquoi j'ai réagi comme ça."

Elle s'arrêta pour accrocher son regard et s'excusa d'un clignement de l'œil.

"Du coup je suis rentrée à la maison, je me sentais mal de t'avoir jugé aussi vite… ramasser un peu les morceaux, ça pouvait pas nous faire de mal. Il n'y avait personne en bas alors je suis montée vérifier dans ta chambre… et puis paf, voilà, une fille. Encore. Maman nous quitte, papa et Romain sont bouleversés et toi tu sautes la première venue… Je pensais que tu saurais montrer un peu plus de respect, c'est tout.
- C'est pas du manque de respect. J'avais besoin de me sentir bien… tu ne vas quand même pas t'y mettre toi aussi ! j'ai encore le droit de vouloir me sentir bien, non ?
- Non. "

Sa tête se baissa instantanément.

"Enfin si.., bien sûr, qu'est ce que tu me fais dire? On nous demande pas d'être malheureux mais le problème n'est pas là : tu n'as pas le droit de faire ça sous son propre toit, comme ça, prendre ton pied en ce moment, c'est … je sais pas, c'est malsain.
- Je trouve pas.
- Tu trouves pas… répéta-t-elle dans un murmure affligé. Tu ne trouves pas… Et qu'est ce que je suis sensée répondre à ça moi ?"

Elle regarda son frère, feignit d'attendre une réponse, puis reprit :

"Vous m'avez appelée vendredi soir, j'ai eu un jour pour tout arranger avec la fac et les amis à propos des cours que je vais rater cette semaine, j'ai dû me battre à la gare pour trouver une place sur le premier tgv disponible, j'ai passé toute la matinée à me renseigner à propos de l'enterrement, et voilà que j'arrive ici, je te trouve en plein ébat avec une fille dont tu connais à peine le nom et en plus tu te fous de ma gueule. Si vous vouliez pas que je vienne, fallait me prévenir! ou alors vous auriez carrément pu ne rien me dire du tout, j'aurais p't'être fini par réaliser toute seule qu'il manquait quelqu'un dans la famille à Noël prochain… "

Alexis observa sa sœur quelques secondes, ne sachant trop quoi répondre.

"Le cynisme, ça te réussit pas. conclut-il platement.
- Je t'emmerde.
- C'est pas ce que je voulais dire…
- Ah ouais ?"

Il réfléchit un instant.

"C'est juste que.. j'ai l'impression de pas te reconnaître..., Paris t'a changée."

Elle regarda dans le vide, semblant absorber chacun des trois derniers mots.

"C'est peut-être mieux comme ça.
- Tu crois ?
- Je crois surtout que dire ce qu'on pense des fois, ça fait pas de mal. S'il n'y avait pas autant de non-dits ici, on n'en serait peut-être pas là, à jouer les hypocrites.
- A jouer les…?
- Les hypocrites oui. Me dis pas que t'en as quelque chose à faire de la mort de maman, je te croirai pas.
- … mais…
- Comme tu me croirais pas si je te disais que dans le fond, je te comprends."

Il stoppa net.

"Tu... quoi ?"

Elle réalisa son erreur, fit un mouvement en arrière.

"Oublie. Tu ferais mieux d'aller retrouver tes copines, elles ont plus besoin de toi que moi."

Il s'apprêta à lui répondre mais elle lui coupa la parole. Clara se leva, fit demi-tour et marcha résolument dans la direction opposée.

La rattraper ? Inutile…
Il la regarda s'éloigner.

Comme tu me croirais pas si je te disais que dans le fond, je te comprends…

 

>> Chapitre 4 - Invisible