
"Bon écoute, je te propose quelque chose. Il ne fait pas très beau mais je t'emmène faire un tour histoire de se changer les idées. Ca marche ?"
Ca faisait déjà une bonne vingtaine de minutes que les soupirs avaient cessé et qu'il restait allongé sans rien dire, trop épuisé pour reprendre la parole et trouver la phrase qui leur permettrait à tous les deux de rebondir. Clara détourna les yeux, puis la tête entière pour regarder par la fenêtre de la chambre. Quelques gouttes ruisselaient déjà sur les carreaux alors que d'autres s'annonçaient plus violentes : à l'arrière, le ciel se déformait sous la masse électrique des nuages.
"Dis, tu rigoles ? T'as vu le temps ? A cette allure-là, dans une heure on est trempés jusqu'aux os !" s'exclama la jeune femme en se retournant vers son frère.
Préparé à cette réaction, Alexis lui sourit et mima la forme d'une poignée à la hauteur de son visage :
"Pa - ra - pluie." prononça-t-il lentement en faisant attention de sur-séparer chaque syllabe. "Tu verras, c'est une invention formidable, je suis étonné que t'en aies jamais entendu parler."
Ses joues se tendirent pour laisser apparaître un sourire amusé. Bon d'accord, c'était une réponse de vrai gamin, mais qui avait dit qu'il fallait toujours rester sérieux ? Un peu de légèreté, ça ne faisait de mal à personne, si ? Il sentit son cur se réchauffer quand il vit Clara accrocher à sa répartie, faire mine d'être surprise et lui donner une tape amicale sur le genou.
"
Non sérieusement, qu'est ce que tu veux faire ? finit-elle par répondre,
un sourire en coin.
- N'importe. Je suis tout à toi.
- Mais encore
?"
Cette fois-ci, il hésita, ne voulant pas détruire trop vite l'atmosphère salvatrice qu'il venait d'installer.
" Ben j'aimerais rattraper le temps perdu, juste passer du temps avec toi." osa-t-il à mi-mots.
Le visage de Clara se brouilla instantanément, et comme il le craignait, il regretta sa phrase avant même de l'avoir finie.
"
Ou
pas. Ce n'est pas forcé d'être réciproque, rattrapa-t-il
à contrecur.
- Mais tu ne m'avais pas dit que
tu avais quelque chose à faire,
cet après-midi ? bafouilla-t-elle.
Clara était incroyable. Il y a moins d'une demie heure, elle était encore dans ses bras, et là tout d'un coup, il était redevenu un danger potentiel. Il continua de lui sourire calmement, malgré l'impuissance qu'il commençait à ressentir, de la voir systématiquement garder ses distances et le repousser.
" Non, rien de prévu pour cet après-midi. Mais on peut aussi rester ici, si tu préfères "
Raté. Un deuxième frisson remonta l'échine de sa sur alors qu'elle se forçait à garder la tête haute, ignorant que le reste de son corps la trahissait en cachette. Rien que les soulèvements de sa poitrine se faisaient déjà plus rapides croyait-elle vraiment tenir l'illusion ? Il tendit la main vers le bord du lit où elle était assise et s'efforça d'effleurer le revers de sa paume. Comme il s'y attendait, sa sur grimaça.
"Je sais, t'aimes pas ça." coupa-t-il avant qu'elle ait le temps de réagir. "D'ailleurs, je ne m'attends pas à ce que tu changes : apparemment, encore une fois, t'as qu'une seule envie, c'est que je me lève le plus vite possible et que je te laisse tranquille alors d'accord, je vais m'en aller. Sauf que cette fois, avant, je voudrais que tu réfléchisses à un truc : j'ai ta main dans la mienne, et alors ? Est-ce que tu vois dans mes yeux le moindre soupçon de jugement ? La moindre raison de me craindre ?"
Il s'arrêta et repositionna ses doigts sur la main de sa sur, illustrant son argument.
"Je ne sais pas ce que tu penses mais je peux t'assurer que je ne suis ni papa ni maman, je n'ai pas peur de voir qui sont les gens à l'intérieur moi "
Il ancra son regard dans le sien et secoua la tête de droite à gauche, appuyant ce sentiment désolant de ne plus savoir quoi faire pour la convaincre. Car il ne se faisait pas d'illusions, il pouvait le lire dans ses yeux fuyants : elle n'y croyait plus. Elle esquissait un sourire léger, l'air de le remercier d'avoir quand même essayé, mais il voyait bien qu'elle ne ferait pas faire l'effort nécessaire. Il soupira, exaspéré. Il se donnait vraiment du mal pour rien.
"Ouais... allez, bonne journée à toi aussi." souffla-t-il en se levant sans réfléchir.
La porte claqua derrière lui par réflexe mais il n'eut pas le temps de s'en vouloir. Déjà, derrière lui une question le retint, une de celles auxquelles il se serait le moins attendu
"Attends ! au fait, avec la fille de l'autre jour, comment ça s'est passé ?"
. . .
Alexis s'immobilisa, cherchant la logique dans la phrase qu'il venait d'entendre
De l'autre côté de la porte, sa mère était là et elle lui demandait à lui, si elle avait fait une erreur ?
"Tu comprends Clara a quitté la maison avant huit heures, c'était pas prévu comme ça. Je m'étais arrangée pour pouvoir la conduire au tgv, j'avais même annulé un rendez-vous, et et finalement elle a pris sa valise, elle a rien dit à personne et elle est partie toute seule."
Elle gesticula une main en direction de la chambre de Clara.
"Tout est vide. A l'heure qu'il est, elle doit déjà être arrivée à Paris, et je n'ai même pas la force de l'appeler pour savoir ce qui s'est passé."
Il
était rentré pour déjeuner, et en poussant la porte du
couloir au premier étage, il l'avait trouvée là, assise
sur la marche la plus basse des escaliers, qui le regardait d'un air désemparé.
Son manteau pendait encore de ses épaules, et Alexis ne put s'empêcher
de remarquer les plaques rouges qui marquaient son visage. Attendait-elle depuis
tout ce temps ? Clara était partie en début de matinée,
et il devait maintenant être plus de midi
Les yeux de sa mère se posèrent sur les siens, comme pour l'empêcher
de terminer son raisonnement. Ce n'était pas la peine
Mais le cerveau
d'Alexis avait déjà terminé sa déduction et, sans
le vouloir, il sentit un point se serrer à l'intérieur de sa cage
thoracique : Pour la première fois, sa mère n'essayait pas de
se remettre debout ou de faire comme si tout allait bien. C'était
presque inquiétant, venant d'elle : Mme Julie Cellio n'allait jamais
mal normalement ; elle ne pleurait jamais devant ses enfants.
Et soudainement, il réalisa son erreur : ce n'était pas Mme Cellio
qui était devant lui. Julie n'était pas venue demander les conseils
de son fils, mais ceux d'un homme comme un autre, celui qui connaissait Clara
probablement mieux que n'importe qui d'autre dans la famille
elle voulait
comprendre.
Alexis baissa les yeux, réalisant le rôle qu'on venait de lui donner.
Clara avait agi bizarrement ces dernières semaines. Au fur et à mesure que son départ sur la capitale approchait, elle était devenue plus distante, plus agressive, plus émotive. D'une minute à l'autre, elle passait des rires au larmes elle était devenue indéchiffrable. Ou perdue ? Il ne voulait pas le dire à sa mère, mais la veille au soir, Clara était venue dans sa chambre pour lui dire au-revoir, et pendant plusieurs minutes, elle n'avait rien réussi à faire d'autre que de le regarder à travers ses yeux humides, sans prononcer un seul mot.
"Je
ne crois pas que tu doives t'en faire, elle a juste besoin d'espace. Tu verras,
un jour elle reviendra
se résolut-il à prononcer après
plusieurs minutes de silence.
- Et jusque là je fais quoi ? J'attends bêtement ?"
Encore une fois, il fut frappé par celle qui continuait à le fixer et buvait chacun de ses mots. Il ne l'avait jamais vue comme ça, et et à vrai dire, il ne... savait pas s'il en avait envie. Quelque chose se tordait dans son ventre, à l'idée d'être trop gentil et de consoler quelqu'un qu'il ne voulait pas. Qu'il ne devait pas. Ca contredisait les règles de la nature : il avait beau avoir presque vingt ans, c'était toujours lui, l'enfant.
" Maman Tu attends. Pas bêtement. On n'a pas réussi à la retenir et dans le fond c'est peut-être mieux comme ça ; des fois on veut empêcher les gens de partir, on ne sait pas comment s'y prendre et on dit n'importe quoi."
***
Treize heures. D'abord hésitante et malgré le temps orageux de
l'après-midi, Emily avait finalement accepté l'invitation soudaine
du jeune homme, et, l'air légèrement tendu, s'était laissée
conduire dans un café du vieux Nice dont elle n'avait encore jamais entendu
parler, un certain "Café Viggo". Alexis ne l'avait rencontrée
que depuis vingt-quatre heures, mais elle n'avait presque pas paru surprise
quand il l'avait appelée au téléphone le matin-même.
L'appréciait-elle à ce point ? Après quelques minutes de
discussion, ils s'étaient mis d'accord pour se retrouver en début
d'après-midi autour d'un café.
Elle s'immobilisa au fond de la salle, où quelques fauteuils beiges étaient arrangés autour d'une petite table en formica.
"Là ça devrait aller, non ?" demanda-t-elle en désignant les places.
Alexis acquiesça d'un signe de tête. C'était un habitué de l'endroit et surtout, un fervent adepte de son confort tout droit sorti des grandes séries américaines. Au lieu du comptoir français traditionnel; deux trois canapés, une dizaine de fauteuils et cinq tables basses constituaient la recette pour donner au bar un air de chez-soi garanti.
"Garçon ? Deux chocolats chauds et un café s'il vous plait."
Il se retourna vers les deux autres fauteuils, rassembla ses mains sur ses genoux et força un sourire crispé.
"Bon, et alors, on fait quoi maintenant ?"
***
Eric hésita à faire les quelques pas qui le séparait encore
du bureau de son supérieur. Il s'était porté garant du
succès de son ami et avait du mal à imaginer la réaction
du patron quand il lui annoncerait que le projet qu'il avait finalement accepté
de lui confier ne serait probablement jamais mené à terme.
Malgré tout, il rassembla son courage et se lança à l'assaut de la porte vitrée, le poing en l'air, frappant trois coups vifs et précis sur la partie boisée avant de se replier dans une posture quasi-militaire.
"Monsieur, c'est à propos de l'article que vous m'avez donné pour enfin, il s'agit d'Alexis. Je peux entrer ?"
Il dut attendre quelques secondes avant de voir la porte s'ouvrir sur le bureau méticuleusement rangé de son propriétaire. L'homme en question en tenait encore la poignée, l'air passablement intrigué.
"Il y a un problème, monsieur Kessel ?" articula-t-il.
Eric retourna les phrases dans sa tête.
"D'une certaine façon C'est à dire que c'est assez délicat, je préfèrerais vous expliquer la situation autrement que debout dans l'embrasure d'une porte Est-ce que je peux m'asseoir ?"
Surpris, l'homme acquiesça tout de même et lui fit signe de prendre place dans le fauteuil, pendant qu'il retournait s'installer de l'autre côté de la table.
Tout en cette pièce suggérait un sérieux et un charisme qui continuaient de marquer Eric à chacune des ses visites : les fauteuils et le sous-mains dégageaient une odeur de cuir authentique, et la pièce conservait en permanence des effluves de papier et de vieux livres. "Le bureau typique d'un intellectuel parfait" pensa Eric en souriant intérieurement. Mais plus réalistement, son directeur n'avait rien d'un intellectuel enfermé dans ses bouquins à longueur de journée ; au contraire, le parfum de la pièce était surtout dû aux journaux concurrents empilés un peu partout, que le directeur recevait tous les matins pour être sur de n'avoir manqué aucun événement dans le monde depuis la veille.
"Vous disiez que vous vouliez me parler d'un problème ?"
Eric refocalisa son attention sur l'homme qui le regardait désormais fixement, et s'éclaircit la voix.
"Oui. C'est Alexis Cellio, il vient d'avoir de gros problèmes personnels et ne pourra malheureusement pas venir travailler pendant un petit moment. Il vous demande de bien vouloir l'excuser."
Le chef fronça les sourcils. Eric ne savait pas bien à quoi attribuer cette réaction qui semblait une nuance parfaite entre la surprise, la curiosité et la contrariété.
"De
gros problèmes personnels ?
- Un décès, énonça le jeune en baissant les yeux.
- Ah
"
Une lueur d'inquiétude traversa les pupilles de l'homme assis derrière la table.
"Sa mère" ajouta Eric.
Le directeur sourit tristement.
"Je vois Qu'il prenne son temps, vous lui direz que je n'y vois pas d'inconvénient. D'ailleurs, dites lui de prendre une semaine de congé, c'est plus que normal, je m'arrangerai pour les formalités."
Il leva des yeux bienveillants sur son subordonné et lui transmit toutes les condoléances qu'il ne pouvait pas adresser directement à l'intéressé.
"Et
l'article ? osa Eric, timidement.
- Et quoi, l'article ? Rien ne presse
Il vous en a parlé ?
- Il m'a dit qu'il avait continué son travail, mais que dans les circonstances
où il se trouvait, il n'était pas sur de pouvoir le finir
"
En
réalité, quand il avait eu Alexis au téléphone la
veille au soir, son ami était d'une humeur massacrante et avait commencé
à hausser la voix au bout de quelques minutes en déclarant que
si le boss n'était pas content, il pouvait toujours aller voir ailleurs
s'il y était. Pour reprendre ses mots exacts, il avait "autre chose
à foutre en ce moment" et n'avait aucune, mais alors vraiment aucune
envie de se concentrer sur un thème aussi lugubre que celui de son article.
Si le chef n'était pas capable de comprendre ça, alors il n'y
avait rien à dire de plus
Eric s'inquiétait pour lui, il avait du mal à comprendre. Depuis
les six années qu'il le connaissait, Alexis l'avait toujours surpris
par son enthousiasme et sa capacité à toujours tout gérer
calmement. "Je vais pas bien" avait fini par murmurer Alexis à
son copain alors qu'il était sur le point de raccrocher. "Clara
va pas bien, la famille va pas bien. Je peux vraiment pas revenir tout de suite,
dis lui n'importe quoi."
Eric sourcilla en observant son supérieur peser les divers aspects de la situation. Enfin, celui-ci finit par se lever et tendit une main amicale au jeune homme :
"Ne vous en faites pas : je vous l'ai dit, rien ne presse. Je ne vous cacherai pas que je suis désolé de ce que vous venez de m'annoncer, mais je le suis bien plus pour ce pauvre garçon que pour les conséquences que ça entraîne ici. Allez " Il l'entraîna vers la sortie. "transmettez lui toutes mes condoléances. Je vais tout de suite essayer de voir ce que je peux faire à propos des travaux qu'il avait en cours."
Eric accepta la main qui lui était tendue et lui rendit son geste chaleureux.
"Merci pour tout ce que vous faites pour lui. Je suis sur qu'il vous en sera infiniment reconnaissant."
***
Au fond du "Viggo", personne n'avait répondu à la question
d'Alexis, et un silence incongru s'était installé entre les occupants
des trois fauteuils, leurs lèvres ayant finalement trouvé meilleure
excuse à siroter les boissons revigorantes, pendant que la pluie battait
sur les vitres de l'établissement. Emily regardait tomber les trombes,
visiblement absorbée par le spectacle.
"Saleté de temps, murmura Alexis. Depuis vendredi dernier, c'est comme si le monde entier mijotait notre poisse."
Clara acquiesça silencieusement et reprit une gorgée de son chocolat chaud.
"Oui enfin, heureusement qu'on fait de jolies rencontres pour nous changer les idées " insinua-t-elle en regardant l'intéressée du coin de l'il. "Emily, c'est ça ? Très joli prénom. Et tu peux nous dire ce que tu fais dans la vie, Emily ?"
Alexis faillit renverser sa tasse tellement la phrase le prit par surprise. Mais qu'est ce que ? Il allait sauter à la rescousse de l'innocente quand Clara lui fit signe de rester à l'écart. Emily avait déjà abandonné son admiration météorologique et regardait sa rivale d'un air semi-offusqué semi-amusé.
"Je
suis en troisième année d'études de sociologie. C'est assez
respectable pour avoir le droit de fréquenter ton frère, j'espère
?" ironisa-t-elle.
Clara sembla réfléchir quelques instants avant de répondre
calmement :
" Pour mon frère, tout juste.
- Et peut-on savoir ce que tu fais dans la vie, toi madame ?
- Socio. Troisième année. Paris."
Emily éclata de rire.
"Je vois
Alexis, tu peux me dire pourquoi tu m'as demandé
de venir encore ?"
Alexis s'enfonça un peu plus profondément dans son fauteuil et grommela quelques paroles incompréhensibles. Clara ne se comportait jamais comme ça d'habitude, qu'est ce qui lui prenait tout d'un coup ?
"Euh c'était peut-être pas une si bonne idée que ça finalement, on ferait peut-être mieux d'y aller. J'suis désolé."
Il dévisagea les deux filles tour à tour, en attente d'une contestation, mais aucune d'entre elles ne semblait préparée à dire le moindre mot.
"D'accord "
D'une gorgée il finit la tasse qu'il avait entre les mains, la reposa sur la table basse et quitta le confort de son fauteuil.
" de toute évidence, c'était vraiment pas une bonne idée. Clara, je ne sais pas ce qui te passe par la tête. Emily ? Je suis vraiment désolé. On est en voiture, tu veux qu'on te dépose quelque part ? C'est vraiment la moindre des choses "
La réponse ne se fit pas attendre, mais ne provint pas d'où il s'attendait. Alexis tourna la tête et découvrit Clara sur son fauteuil, qui secouait la tête de gauche à droite.
"Mais non, elle a besoin d'aller nulle part. On est bien là, pas vrai ?
. . .
"Non ! Clara, tu sors tout de suite de cette pièce et tu recommences
tout. Je sais qu'on ne s'est pas vus depuis longtemps mais je refuse que tu
te comportes comme ça avec moi."
Alexis remonta ses manches et prit sa respiration.
"Allez allez, plus vite que ça !"
Il la poussa jusqu'au seuil de sa chambre, referma la porte puis cria :
"Bon, maintenant tu rerentres et tu es toi-même ! Je veux pas de "comment vas-tu Alexis ?" ni de "ça va bien et toi ?" tu cours, tu chantes, tu danses, tu pleures, tu ris, tu fais ce que tu veux, mais tu te comportes comme un être humain, pas comme la réceptionniste de l'hôtel du coin !"
Il entendit un ou deux froissements derrière la porte, puis rapidement la poignée s'enclencha et laissa apparaître une Clara échevelée qui lui tirait la langue en riant.
"Tu me préfères comme ça peut-être ?" s'exclama-t-elle en s'approchant de lui.
Il sentit un baiser claquer sur sa joue alors qu'elle se repliait devant lui les bras croisés.
"J'ai l'air d'une parfaite idiote, mais vu le sourire que t'as sur les lèvres, je suppose que je dois prendre ça pour un oui ?"
Il prit quelques mètres de recul et la regarda en inclinant la tête.
"Hmm attends "
Les mèches châtain qu'elle venait de libérer s'entremêlaient le long de son visage et formaient des boucles au niveau de ses épaules. Ses yeux rigolaient derrière leurs cils papillonnants, et ses joues rosissaient à vue d'il. Hmm
"Oui, tu sais que j'ai toujours adoré les clowns."
Sa bouche se déforma en un 'o' qu'elle tenta de rendre offusqué ou surpris ? Douloureux, confus, méchant, embêté ? Alexis éclata de rire devant la mine déconfite de sa sur : De toute évidence, Clara n'avait jamais été très bonne comédienne.
"Mais
non, bêtasse. Je préfère juste te voir rire, les gens fades
ça n'a jamais été mon truc.
- Bizarre
fit-elle en portant un index à son menton. J'ai pourtant
toujours cru que les gens adoraient s'ennuyer
"
Il aperçut une lueur de malice dans les pupilles sororales et sentit une chaleur s'installer au creux de son ventre. Il aimait tellement voir Clara comme ça depuis qu'elle était partie sur la capitale trois ans auparavant, il avait eu trop peu d'occasions de la voir dans cet état : le sourire aux lèvres, l'esprit léger. A chaque fois qu'elle redescendait sur la Côte, elle se retranchait au contraire, comme si elle se défiait de supporter le poids entier de la famille qu'elle retrouvait.
"Allo planète Alexis, ici la Terre. Tu rêves ?"
Tout d'un coup il remarqua une main voler à quelques centimètres de ses yeux. Il refocalisa sa vision sur les cinq doigts et secoua la tête.
"Non
non, Alexis était juste en train de se dire qu'il aimait voir sa sur
tirer la langue.
-
Hm ?"
Elle arqua un sourcil, réellement surprise.
" Pardon ?"
Comment ça, pardon ? Clara savait déjà à quel point il aimait parler à la troisième personne du singulier de temps en temps, surtout lorsqu'il s'agissait de jouer avec la distance lors des aveux un peu plus délicats. "Alexis est désolé d'avoir blessé Clara". Elle avait déjà entendu ça. Ca passait toujours mieux que toutes les dérivées des affreux "Clara ? euh je suis désolé je ne voulais pas te comment dire, enfin, tu comprends ? excuse moi". Bon, d'accord, un simple "je suis désolé de t'avoir blessée" aurait tout aussi bien pu faire l'affaire, mais bizarrement Alexis avait remarqué plus d'une fois qu'à la première personne, les mots ne sortaient jamais de la manière dont il voulait.
Il
sourit. Non, ce n'était pas pour ça. Clara devait vouloir l'autre
explication
celle qui impliquait les tirages de langue et les clowns échevelés.
Hm.
Comment dire ? Il tourna les phrases plusieurs fois dans sa tête - trop
sérieuses, trop gamines, trop tout... - avant de se remémorer
les paroles d'une chanson qu'il aimait énormément et qui exprimait
parfaitement ce qu'il voulait dire
Avec un peu de chance, elle la connaîtrait
aussi ? Il se racla la gorge et tenta de se souvenir de la mélodie :
"Les gens raisonnables "
Il laissa sa voix en suspend en espérant qu'elle reconnaîtrait les trois mots-clé avant même de subir le calvaire de devoir les chanter.
"Les gens raisonnables n'ont pas la belle vie" reprit-il en appuyant les notes du mieux qu'il pouvait.
L'expression de Clara se déforma plutôt en une grimace de douleur qu'en une envie de prendre le relais. Il s'arrêta deux secondes pour s'excuser du massacre qu'il avait réussi à causer en moins d'une dizaine de mots En plus, le dernier album de Mickey3D n'était pas si connu que ça, il y avait vraiment peu de chances qu'elle l'ait déjà eu entre les mains.
"Ils
regardent les gens pas raisonnables
, se résigna-il à continuer
en récitant (mieux valait abandonner l'idée d'exhiber ses talents
de chanteur).
- Et bien souvent ils les envient."
Six mots murmurés qui remontèrent le dos d'Alexis dans un frisson. Il aperçut Clara le regarder du coin de l'il et enchaîner :
"Les
gens raisonnables se prennent la tête des mauvais jours,
Et des années insupportables passées à se faire oublier.
Ils font toujours tout dans les règles, et quand les règles sont
injustes
"
Bam.
"Ils frappent du poing sur la table, et se rassoient pour se calmer." interrompit Alexis en se malaxant la main.
"Tu
te rassoies pas pour te calmer ? répondit Clara du tac au tac.
- Non, je suis pas quelqu'un de particulièrement raisonnable, mais tu
veux peut-être t'en charger pour moi ?"
La bouche de Clara se déforma en un nouveau petit 'o', mais cette fois l'offuscation était parfaite.
"Eh, mais je suis pas plus raisonnable que toi, moi !"
. . .
"Pardon ?"
Elle ne pouvait pas être sérieuse, c'était ridicule.
"Tu viens d'agresser Emily sans aucune raison, et tu veux quand même qu'on reste ? Tu peux me dire ce qui te prend aujourd'hui, t'as perdu la tête ?"
Clara éclata de rire.
Complètement folle. Sa sur était totalement tarée.
"Bon écoute, on va pas y passer des heures, t'es crevée t'as besoin de te reposer, je te ramène à la maison."
Alexis se redressa et prit sa sur par le bras, la forçant à se mettre debout. En vain, Clara rit de plus belle et retomba sur les coussins en gigotant.
Puis,
le rire fin d'Emily retentit, entraînant, alors qu'il ne s'y attendait
pas le moins du monde. Il regarda autour de lui, aperçut le serveur assis
à l'entrée et lui sourit courtoisement. Ca n'en a pas l'air
mais tout va bien, nous ne sommes pas fous, rassurez vous. Il s'imagina
à sa place, en train de les regarder tous les trois : lui, tout seul
debout au milieu de la pièce, éberlué devant deux filles
qui se tordaient de rire sans raison apparente. Oui
Vraiment, vraiment
désolé. Heureusement, il n'y avait personne dans le café
à cette heure-là. Il répéta son sourire à
l'homme en chemise, réitérant son excuse de devoir lui infliger
un spectacle pareil. Mais cette fois, son sourire se
Se libéra, prit son indépendance. Clara prenait son ancien rôle
de clown bien trop au sérieux, et voilà qu'elle l'entrainait avec
elle. Il regarda les deux filles et sentit un frisson lui remonter la colonne
vertébrale. Sans qu'il ait le temps de reprendre le contrôle, son
ventre se mit à hoqueter.
Il s'agenouilla, les mains sur le front et la lèvre inférieure entaillée par ses incisives. Rigoler maintenant, trop douloureux. Il ne fallait pas, ce n'était vraiment pas le moment ni l'endroit... Mais zut, pourquoi est-ce que Clara ne semblait pas penser pareil ? Est ce qu'il avait réussi à la rendre folle, à force de trop lui dire de se laisser aller ? Il força une longue bouffée d'air à monter irriguer son cerveau, mais en vain ; les hématies refusèrent de bouger.
"Ca va ?" demanda Emily entre deux inspirations.
La jeune femme se laissa glisser au sol et rejoignit Alexis au pied du fauteuil où il s'était accroupi. "A ce train là, tu vas nous faire un infarctus !". Son visage arborait un sourire complice et Alexis fut obligé de détourner le regard pour ne pas sentir ses joues rosir. Clara était là aussi, assise sur le bord de son siège, la tête légèrement penchée en arrière pour reprendre sa respiration. Elle croisa les yeux d'Alexis et appuya son regard.
"Merci" soupira-t-elle en hochant la tête. "mais "
Elle pivota de quelques centimètres sur son fauteuil et se pencha sur Emily.
" merci à toi surtout, merci d'avoir accepté de venir."
Elle posa sa main sur l'épaule de la jeune femme.
"Tu m'avais manquée, Emy."
>> Chapitre 6 - La fraîcheur de l'air