"Ecoute, je suis désolé, vraiment, qu'est ce que tu veux que je te dise de plus ?"

Romain ferma les yeux et se concentra sur les bribes de paroles qui lui parvenaient à travers la cloison du mur. Quelques minutes plus tôt, il s'était réveillé avec une boule dans le ventre sans vraiment comprendre pourquoi. Il se sentait reposé, pourtant : Il s'était couché tout de suite après le départ de Maëlys hier, après les cours, et contre toute attente il s'était endormi comme une masse en plein milieu de l'après-midi, sans émerger depuis. Romain regarda le réveil qui clignotait sur sa table de chevet : il était huit heures du matin ; il avait dormi quatorze heures d'affilée. Un nombre assez impressionnant au premier abord, mais qu'il divisa automatiquement par quatre. Ca faisait trois jours qu'il n'arrivait presque pas à trouver le sommeil ; la moyenne divisée était dramatiquement plus réaliste.

Mais ce matin, la nuit avait joué son rôle : il se sentait beaucoup plus détendu.

Le plancher craqua de l'autre côté du mur, le ramenant à la réalité et faisant renaître le sentiment bizarre qui le tracassait quelques minutes plus tôt. Quelque chose était différent, il en était sur. Il scruta la pièce dans tous ses recoins, comme quand il rencontrait quelqu'un qu'il n'avait pas vu depuis longtemps et qu'il n'arrivait pas à placer ce qui avait changé : sa coupe de cheveux ? le ton de la peau ? Ah non ! Mais il a des lunettes ! C'était évident pourtant, tellement évident que ça passait inaperçu. Et puis l'élément le frappa : le bruit. D'habitude il n'y avait jamais de bruit dans la pièce d'à côté : c'était la chambre de Clara. Depuis qu'elle habitait à Paris, sa sœur ne revenait plus que quelques fois pendant les vacances, et le reste de l'année, sa chambre était silencieuse. Pas de craquements de plancher et encore moins de bribes de discussions pour le réveiller le matin… comment avait-il pu ne pas réaliser plus vite ? C'était le silence complet depuis… combien de temps maintenant ? Cinq ans ? Il vérifia les dates à deux reprises, calcula les années en recollant les morceaux de vie dans sa tête, mais le calcul était bon : ça faisait déjà bien cinq ans que Clara était partie et que la chambre d'à côté était vide en période scolaire.

Cinq ans aussi, depuis ce fameux matin où elle avait pris le train en ne disant au revoir à personne…

Romain se surprit à se demander encore une fois ce qui s'était passé pendant cet été 2000, toutes ces années auparavant. Il n'arrivait pas à comprendre… pas l'absence d'au revoirs, non, mais le départ en général. A l'époque, il n'avait que treize ans et personne n'avait pris la peine de lui expliquer. Sa sœur était partie passer son Bac dans un grand lycée parisien, point. Pourtant il y avait Masséna à côté, non ? Le lycée niçois (et accessoirement, le meilleur de la région) n'était qu'à une demie heure de Juan-les-Pins en voiture - trois quarts d'heure en bus tout au plus - et ça aurait quand même été beaucoup plus pratique. Ca aurait été beaucoup plus… normal, surtout. Après tout, Alexis aussi faisait le trajet jusqu'à Nice tous les matins pour aller au Journal.

Alexis, qui…

"Ca suffit, je m'en vais, je ne sais plus quoi te dire." prononça justement son frère de l'autre côté du mur en le coupant dans ses pensées. "Je n'arrive pas à comprendre pourquoi tu fais une telle histoire pour cette fille hier. Tu ne me laisses même pas t'expliquer, c'est ridicule…"

"Alexis… Alexis, s'il te plait… ".

La voix faible de Clara filtrait difficilement à travers la cloison. Les quelques mots qui suivaient étaient indécryptables. Romain se tut quelques minutes sans vraiment comprendre ce qui se passait, légèrement mal à l'aise. Des pas claquèrent dans le couloir ; Alexis descendit les marches jusqu'au rez-de-chaussée alors que Clara restait dans sa chambre, silencieuse.

Bang.

La porte d'entrée claqua un peu trop fort. Alexis était sorti et Romain l'imagina en train de s'asseoir sur les marches du perron pour cogiter, comme il le faisait à chaque fois qu'il "avait besoin d'un peu d'air".

"Tu fais quoi Alexis ?
- Je prends l'air. J'ai besoin de respirer."

Il portait alors ses mains à son menton et détournait la tête pour bien faire comprendre à son frère le mot sous-entendu à la fin de la phrase : Il avait besoin de respirer… "Seul". Alexis était très doué pour les sous-entendus. Il ne voulait personne sur ses talons, et encore moins de quelqu'un susceptible de vraiment s'intéresser à ce qu'il avait à dire.

Romain resta allongé sur son lit, un bras replié sous la nuque, pas très sûr de savoir quoi faire. Sa raison lui disait de rester immobile, de faire comme s'il n'avait rien entendu et de le laisser se démerder comme d'habitude, mais une force dans son ventre le rendait mal à l'aise et le poussait à...
Il n'était plus un gosse. Il avait passé l'âge de jouer le rôle du petit dernier qui ne se mêlait de rien et qui vivait sa vie à l'abri de tout. Depuis dix-sept ans, il observait, il savait. Merde ! D'un mouvement brusque, il se redressa sur le matelas et chercha des yeux un jean et un t-shirt à enfiler en vitesse. Ses pieds nus frissonnèrent au contact du carrelage du couloir. Il descendit les marches une à une et arrivé en bas, jeta un regard par la petite fenêtre à côté de la porte d'entrée.

Alexis était bien là. Pas assis sur les marches du perron comme il l'avait imaginé, mais adossé au muret quelques mètres plus bas. Il avait la tête penchée en arrière et les yeux fermés en direction du ciel. Les nuages se déformaient dans la grisaille orageuse au dessus de lui: il n'allait pas tarder à pleuvoir. Romain poussa la porte et fit un pas dans l'air frais :

"T'essayes d'attraper la crêve ?" lança-t-il de loin. "Parce que là, tu es bien parti pour."

Alexis ouvrit lentement les paupières et focalisa son attention sur son frère qui trônait en haut des trois marches de l'entrée, la main toujours posée sur la poignée. L'interpellé n'avait pas vraiment l'air surpris d'être dérangé, au contraire… Il porta une main à son front et plissa les yeux. D'une minute à l'autre, sans aucun doute, il essayerait d'envoyer balader son cadet en lui demandant de le laisser tranquille et d'aller poser ses questions débiles ailleurs. La réponse ne se fit d'ailleurs pas attendre :

"Non… qu'est-ce que tu veux ?"

Hein ?

Les mots en eux-mêmes n'avaient rien de particulier, mais Romain recula, pris de court. C'était… cette voix… la voix d'Alexis n'avait rien à voir avec ce à quoi il s'était préparé. Il s'était attendu à de l'agressivité, au lieu de ça son ton était fatigué, terne… presque sincère ? D'habitude, Alexis prononçait toujours les mots "qu'est ce que tu veux ?" d'une façon qui voulait dire, en plus poli : "si tu n'as pas de raison valable d'être ici, laisse-moi tranquille s'il te plait". C'était à s'y méprendre, tout le monde comprenait. Mais là, les mots n'avaient pas le sens habituel ; ils avaient même l'air de l'inviter à répondre. Romain hésita en regardant son frère.

"Heu. Je…
- Quoi ?
- Je voulais juste savoir si…"

Il descendit les quelques marches du perron et profita de ces quelques secondes de répit pour se convaincre qu'il n'avait aucune raison d'avoir peur.

"Je voulais savoir ce qui se passe. Je vous ai entendus ce matin, avec Clara et-.
- Je sais pas."

L'interruption le coupa et rendit naturellement le contrôle à l'aîné. Alexis attendit un court instant avant d'ajouter :

"J'ai besoin de prendre l'air, c'est tout."

Prendre l'air ?

Romain sourit malgré lui en reconnaissant la scène qui avait pris place dans son imagination quelques instants plus tôt. Alexis porta les mains à son menton et fixa un point vide devant lui. Un peu plus et il commencerait presque à devenir prévisible... Seulement, là, pas de regards détournés et d'invitations à le laisser tranquille. Son frère négligea simplement la question posée quelques secondes plus tôt, secoua la tête et demanda calmement :

"T'es pas au lycée toi aujourd'hui ?"

Romain s'immobilisa, bizarrement surpris puis sceptique :

"En quoi ça t'intéresse ?
- Hein ?"

Romain aurait pu lui expliquer que non, la tentative de la veille ne l'avait franchement pas convaincu, que Manu commençait déjà à le regarder bizarrement et qu'il ne savait pas comment réagir… mais alors que les phrases se formaient dans sa tête, il ne pouvait s'empêcher de ressentir un certain mal-aise. Il glissa sa main dans la poche arrière de son jean et se racla la gorge :

"Qu'est ce qui te prend ? Pourquoi est-ce que tu te mets à être gentil et attentionné tout à coup ?"

Romain devina un point d'interrogation dans le regard d'Alexis et un point de colère se former dans son ventre. Alex' ne comprenait pas. Evidemment, il ne pouvait pas comprendre ; sinon ça aurait été bien trop facile. Il n'avait pas envie de faire semblant aujourd'hui, ce n'était pas le moment pour la mauvaise foi. Dans son élan, il adopta une voix plus grave, plus âgée, et s'exclama avec sarcasme :

"Ouais. Lalala, je m'appelle Alexis et j'envoie toujours chier le monde mais aujourd'hui j'ai envie de jouer le rôle du grand frère parfait, regardez moi !"

Alexis le fusilla du regard et Romain se tut brutalement, pas vraiment conscient des paroles qu'il venait de laisser sortir de sa bouche. Les mots semblaient moins coupables dans sa tête, avant qu'ils ne sortent à l'air libre.

"Tu préfères peut-être que je t'envoie chier aussi maintenant ? Parce que c'est possible, tu sais." s'entendit-il répliquer froidement.

Alex' s'était un peu redressé contre le muret en briques et le regardait d'un air provocateur :

"Je m'excuse, j'ai oublié ma tenue de Méchant Alexis dans le placard, je ne savais pas que ma gentillesse te déplaisait à ce point. Mais y'a pas de problème, je le saurai pour la prochaine fois, cher petit Saint Romain. Merci de partager ta bonne aura."

Il mima deux mains jointes devant son visage, en signe de prière.

"Et maintenant que ça, c'est dit, tu as le droit de répondre à ma question : Tu vas pas en cours aujourd'hui ?" répéta-t-il avec insistance.

Romain secoua la tête :

"Non.
- Pourquoi pas ?
- Je ne sais pas…, souffla Romain en regardant ses pieds nus. Pas la force."

Il s'attendait à ce qu'Alexis dise quelque chose, ou fasse quelque chose, l'engueule, mais quand il releva les yeux ceux de son frère s'étaient refermés et sa tête s'était repenchée en arrière. Les premières gouttes de pluie tombaient ça et là, sur les dalles de la terrasse de l'entrée, et Alexis ne bougeait pas. Il avait l'air tellement usé… éreinté.

"Tu sais, Romain… " prononça l'aîné d'une voix à demi éteinte en gardant la tête vers le ciel, "Clara ne veut plus me parler. Ca serait peut-être bien qu'un Saint aille la voir pour s'assurer qu'elle va bien et qu'elle tient le coup…"

Romain frissonna quand il réalisa la mission qui venait de lui être confiée. Il aurait sûrement du être fier, laisser Alexis s'aérer les idées et monter s'asseoir aux côtés de sa sœur… Pourtant, il ne bougea pas : il savait exactement ce qu'il devait faire. Les yeux de son frère étaient toujours fermés et il se sentit soulagé de faire cette conversation à l'aveugle ; il se sentait plus libre sans avoir de regard fixé sur lui. Il endossa son rôle de grand et dit d'une voix simple :

"Non, c'est à toi d'y aller. Je ne sais pas ce que t'as fait, ni pourquoi elle t'en veut, mais je suis sur que t'es capable de gérer ça tout seul."

Il inspira et tenta d'esquisser un sourire forcé qui se perdit dans le vide, derrière les paupières fermées.

"Et je ne dis pas ça parce que c'est socialement correct et qu'il faut que je t'aide à te remettre sur pieds. Si tu veux mon avis, je te laisserais bien là à cogiter un peu tout seul sous la pluie... Mais c'est à toi d'arranger tout ça. C'est à toi de regagner sa confiance. Retourne la voir et arrête de vouloir jouer un rôle, comporte toi comme le vrai Alexis… Bouge, je t'assure que ça ne te va pas d'être mou et déprimé comme ça."

Son frère n'ouvrit pas les yeux et ne répondit pas. Il ne hocha même pas la tête de haut en bas, pour faire signe qu'il avait entendu. Mais d'une certaine façon, Romain savait -même si Alex' ne l'avouerait jamais- qu'il l'avait compris. Il remonta les quelques marches et actionna la poignée de la porte d'entrée. Quelques gouttes coulaient sur ses avant-bras ; la pluie commençait à tomber.


***



Quand Romain poussa la porte de sa chambre, son téléphone portable l'accueillit en clignotant fébrilement sur le bureau : La lumière du répondeur… Qui est-ce qui avait pu l'appeler à cette heure là ? Il s'était absenté pendant un court moment à la cuisine, pour s'improviser un petit-déjeuner et pour laisser un peu d'espace à Alexis et Clara à l'étage. Ils en avaient bien besoin… Et puis au bout d'un quart d'heure il était quand même remonté, histoire de reprendre le cours de sa journée.

Il confirma la lecture de la messagerie par la touche dièse, cala l'appareil près de son oreille droite et parcourut les quelques mètres jusqu'à son lit.

"Vous avez un nouveau message." lui informa la voix de l'opératrice.

"Reçu le mardi 15 mars, à huit heures quarante-deux.

- Ouais allô, Romain ? C'est Manu… bon, apparemment tu décroches pas sur ton portable, c'est pas bien grave, on se demandait juste comment tu allais. Mais faudrait que tu nous rappelles bientôt quand même, rien que pour la santé physique de Maëlys…

Il articula un petit rire à travers le combiné.

- Elle est quasiment en train de se manger les ongles devant moi tellement elle est inquiète pour toi et je ne sais pas où elle va s'arrêter si elle n'a pas de nouvelles bientôt...
- Eh, arrête de raconter des bêtises ! protesta l'intéressée par derrière.
- Ne l'écoute pas. Elle ne l'avouera jamais mais tu sais comme moi que quand la miss attaque ses ongles, c'est que l'heure est grave !

Il entendit un bruit sourd, comme si Maëlys venait de lui donner un coup de livre pour le faire taire.

- Ouch. Ok, je rigole. Tout va bien, mais rappelle moi dès que tu entends ce message, ok ? Merci.

Pour ré-écouter ce message, tapez…"

Romain coupa la transmission et chercha le numéro de son copain dans le répertoire. Ca faisait du bien de les imaginer tous les deux en train de s'amuser. A cette heure-là un mardi matin, ils venaient sûrement d'arriver au lycée et se préparaient pour le cours de philo. Romain appuya sur la touche verte de son téléphone et repositionna l'appareil près de son oreille.

"Allô, c'est toi Romain ?
- Ouais, je viens de lire les messages sur mon répondeur et dis, Maëlys avait raison : t'as vraiment l'art d'essayer de me faire sourire dans n'importe quelle situation toi ! T'es terrible…
- J'aurais pas dû ?, demanda-t-il ironiquement. J'ai pensé que t'en aurais un peu marre des discussions sérieuses et que t'avais eu ta dose, mais si tu veux, je peux aussi chang-
- Non, surtout pas !
- Je te passe Maëlys ? enchaîna Manu sans lui laisser le temps de rien dire de plus.
- Non attends…"

Il avait d'abord envie de lui parler, à lui.

"Comment elle va ? demanda-t-il.
- Sérieusement… ? Sans blague sur les ongles ?
- Sérieusement, confirma-t-il d'une voix douce.
- Elle est un peu inquiète mais ça va, elle ne voulait pas que je t'appelle. Elle était persuadée que tu avais besoin d'espace, mais je lui ai dit que ça ne pourrait pas te faire de mal et… Là aussi, j'ai eu raison ?
- Je ne sais pas. Oui… Si, tu as eu raison, ça me fait plaisir de t'entendre.
- Tant mieux."

Il laissa passer une seconde avant de reprendre rapidement :

"Par contre, tout le monde est là et le prof arrive, il va falloir que je te laisse. Tu veux qu'on vienne te voir à la pause de midi ou après les cours, un jour ou l'autre ? Tu sais quand tu reviens au lycée ?
- Non… Mais on peut peut-être se retrouver quelque part aujourd'hui ou demain ?
- Quelque part ? Génial ! Maëlys, prends un papier ! Note : On a rendez-vous avec Romain, "quelque part", "aujourd'hui ou demain" et… je ne lui ai pas encore demandé, mais je crois que c'est "à l'heure qu'il était hier à la même heure"… Ce qui est bien, c'est que c'est précis au moins. On est sûrs de ne pas se tromper."

Manu prononça les derniers mots d'un air moqueur.

"Arrête de faire le pitre. Je vous rappelle plus tard pour vous dire." répondit Romain dans un sourire. "Dis bonjour à Maëlys de ma part et fais en sorte qu'elle ne s'inquiète pas trop, ok ? Et… Manu ?
- Oui ?
- Merci… Merci de faire comme si de rien n'était."

Il devina la satisfaction de son ami à l'autre bout du fil, mais celui-ci ne dit rien. Romain l'entendit murmurer en aparté à Maëlys : "Romain te dit bonjour", puis rapprocher l'appareil de sa bouche et dire d'une voix plus naturelle :

"De rien… Allez, rappelle nous. On se voit bientôt."

En appuyant sur la touche rouge de son téléphone portable, Romain ne put s'empêcher de continuer de sourire bêtement. Il reposa l'appareil sur le bureau et prépara ses affaires pour aller prendre une douche. Non, plutôt un bain ; ça faisait longtemps qu'il n'avait pas pris de bain. Il choisit un jean propre dans son armoire, attrapa une chemise rayée et sortit dans le couloir. En passant devant la chambre de Clara, il réalisa que des sons passaient encore à travers sa porte. Il s'approcha discrètement et tendit l'oreille. "La curiosité était un mauvais défaut", oui, mais promis, il n'écouterait pas longtemps…


"J'aimerais que tu restes…, murmura une voix à la travers la porte de bois.
- Que je reste où ?
- Là, ici sur la Côte avec nous… je veux pas que tu repartes sur Paris. Ca doit bien faire cinq ans qu'on ne te voit plus jamais."

Le cœur de Romain s'allégea en reconnaissant le ton de son frère. Les phrases avaient l'air douces, sincères.

"Et ?
- Et… je sais pas… j'avais une petite sœur et je crois qu'elle me manque… enfin, je… Non rien. Je veux que tu restes, c'est tout."


Romain décolla son oreille de la porte et ingéra les quelques mots qu'il avait entendus. La journée prenait décidément un tournant plutôt agréable. Tout allait s'arranger… il n'avait pas à s'en occuper.


***


Romain s'approcha du robinet de la baignoire et sentit l'eau couler sur ses doigts. Froide d'abord, puis chaude, trop chaude, brûlante. Il tourna à nouveau le dispositif métallique en souriant. Quand il était petit, il réclamait toujours la responsabilité de cette tâche : à chaque fois que quelqu'un de la famille prenait un bain, il venait s'asseoir sur le rebord de la baignoire et tournait, re-tournait, re-re-tournait, dans un sens puis dans l'autre, jusqu'à trouver la température idéale. Avec la fierté qui était de mise, il annonçait alors à la personne concernée :

"Votre bain est prêt, cher…" père, Alexis. Chère Clara ou maman. Et on le remerciait d'une tape affectueuse sur la tête.

Il ajusta le robinet puis rassembla ses affaires dans la salle de bain, remarquant au passage la trousse de toilette bleu clair que Clara avait posé sur l'étagère au dessus du lavabo. L'eau avait déjà rempli une bonne vingtaine de centimètres au fond de la baignoire ; Romain se déshabilla et souleva le pied droit pour l'arrêter, en équilibre, à quelques centimètres de la surface de l'eau. Comme d'habitude, son gros orteil plongea dans le liquide et une onde de chaleur remonta le long de sa colonne vertébrale. Il adorait cette sensation… cette impression de basculer d'un élément à un autre, de l'aérien à l'aquatique, plus chaud, plus protégé du monde. Il s'allongea et sentit son corps se détendre instantanément dans le silence ambiant… C'était tellement calme, une salle de bain. Tellement… intimiste. Oui, intimiste. Autre part, les gens frappaient aux portes, demandaient ce qui se passait. Dans une salle de bain pourtant, tout le monde acceptait ce droit à un moment de solitude. Il pouvait y rester pendant des heures et personne ne pensait à lui demander si ça allait ou à quoi il pensait. "Je prends un bain", ça suffisait comme réponse. Un moment de liberté inconditionnelle.

… Mais bien sûr, il n'avait jamais vécu avec une sœur adolescente, prête à tout pour accéder à son maquillage et son sèche-cheveux. L'idée le fit sourire amèrement.

Il arrêta le robinet et plongea sa tête en arrière, le corps complètement immergé. La chaleur enveloppante fit picoter les pores de sa peau. Bien sûr, il n'avait jamais pu être embêté par quelqu'un qui n'était pas là… Il ouvrit les yeux, encore sous l'eau, et observa les remous à la surface. Le carrelage du mur de l'autre côté ondulait. Ses oreilles n'entendaient plus que des "plocs" éloignés. Il était loin de tout... Alexis et Clara étaient à moins dix mètres de lui mais il avait l'impression d'être dans son propre univers. Un peu comme d'habitude finalement ; il avait toujours un peu vécu dans son coin, en tant que "petit dernier de la famille". Il referma les yeux. Petit à petit, son torse se raidissait à force que l'apnée se faisait plus longue…

Aaaah.

Il re-sortit la tête de l'eau, inspira à pleins poumons.

Besoin de…
Il inspira, expira.
… respirer.

Doucement, il reprit sa respiration, calmant un besoin d'air qui semblait venir de plusieurs endroits à la fois. Il se força à penser à la bonne action qu'il avait faite aujourd'hui : Il était content, même plutôt fier… Ils allaient s'en sortir. Clara et Alexis allaient s'en sortir. Et lui… aussi. Sûrement. Certainement. Il fallait juste qu'il n'oublie pas de...

Respirer.

Il laissa retomber sa tête, cette fois en gardant la moitié supérieure du visage hors de l'eau. Seules ses oreilles étaient sous la surface, captant des bruits sourds, voilés par les molécules aquatiques. Il resta immobile, prêtant attention à chaque cellule de son corps. Se calmer, respirer. Son pouls résonnait dans ses tympans. Ca aussi, c'était étrangement lointain. Introspectif. Il imagina sa peau se soulever au niveau du cœur, émettre des ondes qui se propageaient dans l'eau de la baignoire, se répercutaient contre les parois et ré-atterrissaient dans le creux de son oreille. La preuve de sa vie tournait en boucle dans un bain qui n'était pas sans lui rappeler celui, "originel", du ventre de sa mère.

Mais ça, il trichait, il l'avait lu dans un numéro du magazine Science et Vie un jour. "La mémoire corporelle", ils appelaient ça. Chaque cellule vivante emmagasinait des informations depuis le moment de sa naissance… et des dizaines d'années plus tard, blottis dans leur baignoire en céramique, flottant dans une chaleur liquide, les êtres humains retrouvaient la sensation si spéciale de la chaleur maternelle élémentaire…

Bref.

Il coupa court à ses pensées, soudain perdu par tant d'élucubrations. Pourquoi fallait-il qu'il se mette à cogiter maintenant ? Il avait envie de se reposer… faire le vide. Il frissonna…

… de froid.

L'eau s'évaporait, se liquéfiait sur le miroir. La température avait bien du baisser d'au moins trois ou quatre degrés ! Il sortit la main de l'eau et constata qu'il se trompait : il était encore bien au chaud. Alors il frissonnait pour autre chose…

Ca n'avait aucun sens.

La nature prenait un malin plaisir à l'abandonner depuis quelques jours et à bouleverser tous ses repères. Il avait froid, peur, mal, il était perdu et serein à la fois. Triste et soulagé. Seul. Entouré. Dévasté. La donne avait changé et cette situation était absurde, complètement incompréhensible et… et…

Il devait rester calme.

Il inspira profondément et secoua la tête alors qu'il tentait de reprendre le contrôle de ses pensées. Il n'y avait pas de quoi s'affoler. A sa façon, son prof de philo les avait prévenus dès leur première semaine en Terminale, pour être sur qu'ils ne se fassent pas d'idées :

La vie était absurde.

Il ne fallait pas essayer de comprendre pourquoi ni de trouver une explication. Il fallait accepter, point. D'ailleurs, le souvenir était plutôt approprié : Lors de leur tout premier cours en septembre, il était entré en classe, avait posé son sac sur la table et avait attrapé une craie avant même de faire face à ses élèves.

En grandes lettres majuscules, il avait écrit au tableau :

"MONSIEUR DHOSTE. PHILOSOPHIE".

"Est-ce que l'un d'entre vous peut me dire ce qu'est la philosophie ?"

Son regard circulaire avait fait le tour de la classe, puis le prof avait repris, après avoir constaté le silence général :

"Je sais, c'est un peu brusque comme entrée en matière, mais j'aimerais commencer par là. Je vous connais :" avait-il dit en rigolant, "la plupart d'entre vous sont en train de penser à de la métaphysique. C'est amusant, les étudiants de Terminale arrivent toujours en pleine crise d'adolescence, avec de belles idées en tête, et croient qu'ils vont réussir à élucider toutes les questions du monde ici. C'est le même topo tous les ans, alors maintenant je préfère vous remettre tout de suite sur le droit chemin du cours…"

Mini-pause, pour laisser le temps aux élèves d'ingérer les quelques phrases.

"Philo - sophie. Philo, du grec "aimer". Sophia, qui veut dire la sagesse. "L'amour de la sagesse". Ici, nous allons simplement essayer de réfléchir et de nous enrichir…" Il avait haussé la voix et prit un ton légèrement théâtral. "Mais rassurez-vous, si vous êtes là pour chercher le sens de la vie, je peux aussi vous aider. Il n'y a pas besoin de soixante heures de cours de philo pour ça, il vous suffit de connaître une petite expérience : c'est saisissant, vous verrez. Essayez : La prochaine fois que vous prendrez un bain, allongez-vous dans votre baignoire et videz-la pendant que vous êtes encore dedans... C'est ça, tirez sur la bouchon pendant que vous êtes encore dans l'eau. Vous comprendrez alors le poids de vos espérances."

Romain n'avait pas essayé. Manu s'était marré en sortant de cours, en lui disant "he ! le prof il veut nous faire faire des trucs dans le bain !", et ça l'avait bien fait rire aussi. "Le poids de vos espérances"… ça faisait un peu dramatico-comique comme expression.

Bizarrement, aujourd'hui, la chaîne reliée au bouchon de la baignoire l'attirait d'une manière différente. Il regarda autour de lui quelques minutes et décida qu'il avait assez profité de son état léthargique : il était curieusement sérieux. "Le sens de la vie". Il tira sur la chaînette métallique et l'eau commença à virevolter… baissa.
Forcément, elle baissa.
Elle découvrit un à un les pores de sa peau, qui grelottèrent sous l'air frais.
Il ne faudrait quand même pas qu'il attrape un rhume…
Un frisson parcourut sa colonne vertébrale alors que petit à petit son corps retrouvait la sensation de la pesanteur. Sa nuque se cala contre la paroi. Ses pieds commencèrent à couler. Il se força à garder les mains le long de son corps, bien décidé à ne pas bouger. Mais sa peau frissonna à nouveau… de froid, de vide. Il manquait une substance autour de lui. Un toucher, un contact.
Il plaqua ses doigts contre le fond de la baignoire. Ses genoux étaient maintenant découverts, ses omoplates collées contre la surface horizontale. Lourd. Il se sentait lourd et il ne savait pas expliquer cette sensation étrange. Le froid envahit son ventre, puis doucement, son dos, ses jambes, ses pieds, son corps. Le dernier filet d'eau se déversa dans des bruits de canalisations.
Il ferma les yeux.

Et il comprit ce que voulait dire Monsieur Dhoste.

… Bordel.

Il se força à se lever, attrapa la pomme de douche et son gel, se frictionna et sortit du bain, enveloppé de sa serviette.

Quel con ce prof !

Quelle idée de vouloir leur faire ressentir cette lourdeur… cette sensation de n'être là pour rien. La chaleur élémentaire. Il s'essuya et renfila son jean, bien décidé à bouger. Il fallait qu'il sorte, qu'il vive. Il ouvrit la porte et jeta un regard circulaire en arrière pour vérifier qu'il n'avait rien oublié.

Mais de cet angle là, un vieux dessin était réapparu dans la buée sur le miroir… Il s'approcha de la surface humidifiée et effleura du bout du doigt les deux traits verticaux et la courbe concave.

Un sourire pour l'éternité.



***


Elle souriait… Il s'agenouilla à côté de ses paupières fermées, et la secoua, tout doucement.

"Maman ?"

Ses doigts s'agrippèrent à son épaule.

"Maman, réveille toi s'il te plait…"

Son sac de cours glissa légèrement dans son dos, alors qu'une réalisation s'ancrait peu à peu dans ses neurones. Après quelques minutes, il se recroquevilla contre le mur, les mains serrées autour de ses genoux, et il regarda.

Il ne se sentait pas vide, pas vraiment triste non plus. Pas encore. Il garda les yeux fixés sur la silhouette inanimée et se força à respirer, inspirer par grandes bouffées ; son souffle résonnait entre les murs de la maison provençale. L'idée avait percuté mais il n'arrivait pas à réagir, il était bloqué dans ses pensées… Emprisonné.


***



"Romain !"

"Romain !" répéta la voix. "Qu'est ce que tu fais par terre ?"

Romain leva les yeux et vit le visage de son père approcher. Il était assis dans l'embrasure de la porte de la salle de bain, et il tenait encore sa chemise rayée à la main, pas lâchée depuis qu'il s'était effondré là une quinzaine de minutes plus tôt. Son père lui tendit une main, et força une attitude paternelle :

"Allez, relève-toi. Qu'est-ce qui t'arrive ?
- Je…"

Romain ne savait pas trop comment répondre à cette question : Ce qui lui arrivait ? Son cerveau s'était bloqué en voyant un simple dessin tracé sur un miroir… Un sourire. Trois lignes géométriques qui l'avaient plongé dans un état second, piégé dans ses souvenirs parce que… le dessin avait dû être fait avant que tout cela n'arrive, et il n'imaginait ni son père ni Alexis faire quelque chose comme ça. Ils n'étaient que quatre à la maison.

Un sentiment d'absence s'installa dans l'air.

"Ca va ?, demanda son père, inquiet de voir son fils aussi silencieux.
- Je ne suis pas sûr, mais ça ira oui je crois… Merci."

Romain se releva en gardant appui sur le mur, encore un peu titubant, et aperçut les papiers que son père tenait sous le bras.

"Et toi, où est-ce que tu vas avec tout ça ? s'enquérra-t-il.
- Je fais du tri dans le bureau, je vais ranger pas mal de trucs dans des cartons. Certains papiers sont à moi, mais il y en a pas mal à elle ; alors tu vois… je préfère faire un peu de ménage. Ca m'occupe.
- Tu as besoin d'aide ?, proposa le garçon en forçant un peu de conviction.
- Non, t'inquiète pas, va te reposer un peu, t'as l'air fatigué. Tu as prévu de faire quelque chose aujourd'hui ?
- Je ne sais pas encore.
- Mais tu restes là pour manger ce soir ? J'ai vu que tu t'étais couché tôt hier… comme je ne te voyais pas descendre, je suis allé taper à ta porte.
- J'avais besoin de dormir. Je n'ai pas encore de plans pour aujourd'hui, je te dirai ça tout à l'heure.
- … tu es sur que ça va aller ?
- Oui."

Dans son for intérieur, Romain souhaitait que son père ne se contente pas de ce "oui" de façade et le force à parler, aille chercher les vraies raisons de cette fatigue, mais l'homme ne fit rien. Il resta silencieux pendant quelques secondes et se résolut à faire demi-tour, sa pile de cahiers et de feuilles sous le bras.

"Et au fait, Romain ?
- Oui ?
- J'ai eu papi et mamie au téléphone ce matin. Ils arrivent demain soir."

Romain les avait presque oubliés, ceux-là. Il préférait ne pas trop penser à ce qui se passait en dehors du cercle restreint de la famille : il y avait déjà bien assez à faire avec eux cinq. Mais ses grand-parents faisaient partie du noyau familial, évidemment, et même plus que quiconque… Il ne voulait même pas commencer à imaginer ce qu'ils devaient ressentir, à l'idée d'avoir perdu leur fille.

D'ailleurs, il ne s'imaginerait pas.

Romain fit quelques pas dans le couloir en pensant concrètement et en réalisant le nombre de personnes qui allaient être présentes dans deux jours pour dire au-revoir à sa mère. Sa tante, ses cousins, des amis à elle, de vagues connaissances… tant de gens à qui il allait devoir serrer la main et dire des banalités. Les trois enfants seraient le centre de toutes les attentions… Il s'approcha de la chambre de Clara et tendit une oreille malgré lui. Tout irait bien ; il avait juste besoin de les savoir à proximité :

"Non sérieusement, qu'est ce que tu veux faire ? murmura une voix à l'intérieur.
- N'importe, je suis tout à toi. J'aimerais rattraper le temps perdu, juste passer du temps avec toi…"

Il reconnut Alexis dans la deuxième voix, et fût rassuré par son ton : il était étonnamment naturel et délicat pour des mots si forts de sens. Ce gars avait un don, c'était impossible…

"Ou… pas. Ce n'est pas forcé d'être réciproque, rattrapa son frère, à la surprise de Romain.
- Mais tu ne m'avais pas dit que… tu avais quelque chose à faire, cet après-midi ?"

Clara essayait d'esquiver la conversation. Romain s'éloigna de la porte à contrecœur, conscient de voler des confidences qui ne lui étaient pas destinées. Ca ne le regardait pas. Il jeta un coup d'œil dans le couloir : son père était reparti dans la direction opposée, vers le bureau… Il pourrait peut-être aller à la salle d'ordinateur pour se changer les idées ? Il serait au moins en terrain connu : Alexis et lui y élisaient régulièrement domicile et restaient devant l'écran pendant des heures... au grand désespoir de leur mère, qui aurait préféré les voir courir dehors, ou au moins prendre l'air. "C'est pas bon pour la santé de rester enfermé tout le temps comme ça !" criait-elle. "Alors que vous pourriez être en train de respirer le bon air de la mer… C'est terrible ça !" Et elle repartait à la cuisine en marmonnant. Romain suivit les pas imaginaires de sa mère jusqu'aux escaliers, où elle s'arrêta brusquement : A ses pieds, Romain venait de remarquer un carnet. Son père l'avait probablement laissé tombé là tout à l'heure.

Je vais aller lui rapporter…

Il fit quelques pas, empoigna le cahier et l'ouvrit par réflexe, juste pour voir de quoi il s'agissait. Contre la couverture en carton vert clair, une feuille de papier était pliée en quatre. Il l'ouvrit et frémit en reconnaissant, en petites lettres effilées, l'écriture de Clara.



Maman,

Je ne sais pas par où commencer, ni comment m'y prendre. Ce que je dois te dire n'a rien de dramatique en soi mais j'ai l'impression d'être sur le point de commettre un crime. Tu m'as demandé de me renseigner pour les billets de train en juillet et de me dépêcher de réserver avant que les prix n'augmentent, mais il faut que je t'annonce que je ne viendrai pas sur la Côte cet été. Je sais que je ne suis pas descendue aux dernières vacances et que cette fois-ci, je n'ai pas l'excuse de devoir rester à Paris pour le travail, mais… je n'ai pas envie de rentrer. J'ai besoin de vivre ma vie, j'ai besoin de respirer.

Je me doute que tu ne dois pas comprendre grand chose à cette lettre et que tu te demandes pourquoi je parle de "respirer". Je n'ai pas de raison d'étouffer. C'est vrai, nous avons tout pour nous. Vous avez toujours fait en sorte que nous ayons tout pour nous.

Mais tu n'as jamais compris, n'est-ce pas ?

Cette question, je te la pose en toute sincérité, sans supposer un seul instant que tu pourrais me répondre autrement qu'à la négative. Je sais que tu n'aimes pas les grands mots et que tu ne peux pas imaginer que ta fille, ta si chère fille, ose noircir le tableau d'une famille si parfaite… Ne t'inquiète pas, je ne t'en veux pas. Ce que je veux te dire n'est pas un reproche mais un indice, pour te mettre sur la voie et peut-être un jour, te faire baisser les yeux. Quitter ces nuages et ce monde merveilleux qui t'aveuglent et te font oublier parfois de regarder les choses telles qu'elles sont réellement.


Tu as toujours travaillé pour que nous soyons parfaits. Sache qu'à la perfection, il manquera toujours quelque chose. Ne serait-ce que ce sentiment grisant d'être soi, sans lequel un être humain ne saurait vivre. Ouvre les yeux : Les choses parfaites ne sont pas belles, elles sont fades. Elles ne surprennent plus, n'émerveillent plus, n'enchantent plus. Ne vivent plus…


Fais attention à Romain. Les anges ont cette tendance parfois terrible à céder, et finir par se transformer en démons.

Ne vous inquiétez pas pour moi, tout se passera bien. Je vous demande simplement de me faire confiance et de me laisser m'envoler…

… car c'est bien ce que font les anges, non ?

S'envoler.


A bientôt,

Clara.



Romain fixa la feuille avec l'étrange impression de lire des mots d'un autre monde… Irréel. Est-ce que Clara avait vraiment osé envoyer une lettre pareille ? Il retourna le bout de papier à la recherche d'un indice et ne trouva qu'une date, inscrite en italique dans le coin arrière droit.

13 avril 2004.

C'était l'année dernière. C'est vrai qu'elle n'était pas venue l'été dernier comme elle le faisait d'habitude, prétextant un job qu'elle avait trouvé à Paris pendant trois mois. Il y avait donc quelque chose… une partie cachée de Clara plus… réfléchie. Profonde. Torturée ? Il cessa d'essayer de trouver des adjectifs et parcourut à nouveau les dernières phrases qu'il avait sous les yeux.

Un être humain… les choses parfaites… ne respirent plus…

Il ferma les yeux et avala difficilement.

Fais attention à Romain.

D'une main hésitante, il ouvrit le carnet, replia la lettre en quatre, et la re-glissa contre la couverture en carton. Sur la première page apparaissaient d'autres mots et une autre date. Une autre écriture qu'il n'était pas sûr de vouloir découvrir…

 

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