"Tu m'avais manquée, Emy."

Le café américain était encore marqué du fou rire qui venait d'éclater. Emily, encore hilare et agenouillée au pied de son fauteuil, attrapa la main que Clara avait posé sur son épaule, pendant qu'Alexis secouait la tête, perdu.

"Eh attendez, qu'est-ce qui se passe là ?"

Clara s'installa plus confortablement dans son siège, attrapa machinalement la tasse de chocolat chaud sur la table et s'amusa à voir le temps se rembobiner tout d'un coup dans la tête de son frère.

"Emily Clara, Clara Emily. Clara est ma sœur, elle vient de rentrer de Paris, et Emily est.. une amie.
- Je vois, oui…"

"Je suis rentrée à la maison, je me sentais mal de t'avoir jugé aussi vite… ramasser un peu les morceaux, ça pouvait pas nous faire de mal. Il n'y avait personne en bas alors je suis montée vérifier dans ta chambre.. et puis paf, voilà, une fille. Encore. Maman nous quitte, papa et Romain sont bouleversés et toi tu sautes la première venue…"

Une porte claquée, Clara exaspérante.
"Bon tant pis pour toi, je m'en vais. Bonne journée.
- Non attends ! au fait, avec la fille de l'autre jour, comment ça s'est passé ?"

"Non… non attendez, vous… vous vous connaissez ?" balbutia-t-il.



***


En guise de réponse, Clara fit mine de ne pas l'entendre et fit durer le suspense. Accroupie sur la plage, elle plongeait ses mains dans le sable et continuait de tracer de drôles de formes sur l'étendue beige et ocre.

"Claraaa !" répéta Alexis en mettant ses mains devant la bouche, en forme de haut-parleur.
- Eh, t'as pas besoin de crier si fort ! Chuis juste là !
- Mais qu'est ce que tu fabriques ? Pourquoi tu m'réponds pas ?"

La fillette finit de dessiner un grand cercle sur le sol, puis rajouta deux cailloux sur le bord de la figure géométrique, en tirant la langue pour s'appliquer.

"Voilà, ça c'est ma cabine dans not' bateau. Et les deux cailloux, là, c'est la porte pour rentrer. T'as pas le droit de passer à travers les murs, d'accord ? Hein ? Hein, Alexis ?
- D'accord." assura Alexis en appréciant l'initiative que prenait sa petite sœur dans leur activité.

Il regarda l'ensemble de la crique et essaya de déterminer les limites de leur terrain de jeu. Ca mesurait combien en vrai, un bateau ?

"Bon Clara, écoute bien, je vais t'expliquer ce qu'on va faire. Notre bateau il est grand comme ça, regarde?" Iil écarta les bras, "on est dans un grand grand bateau de pirates comme dans les dessins animés." Il agita les mains dans tous les sens, en montrant de l'index des points distants et en prenant un air très sérieux. "Là il y aura les voiles, là bas la proue, toi tu vas aller tout au bout de l'autre côté sur le pont et moi je vais rester ici, à la barre à roue, pour diriger. Ok ?"

Petite Clara ne comprenait pas tout mais hocha la tête et fit quelques pas en avant jusqu'à l'emplacement fictif du mat.

"Et maint'nant, ch'fais quoi ?
- Tu m'aides à larguer les amarres !"

Alexis remonta l'ancre imaginaire en tirant de bas en haut puis mit ses deux bras en avant, comme s'il agrippait une lourde roue en bois, prêt à quitter la crique pour voguer sur les flots.

"Et maintenant, à nous l'océan ! s'écria-t-il.
- Attends !" l'interrompit une petite voix, "dis, on peut aussi avoir des chapeaux et un drapeau comme les pirates à la télé ?"

Clara regarda son frère avec ses petits yeux brillants, et après quelques secondes de réflexion, le capitaine fit semblant de déposer quelque chose sur sa tête :

"Tenez matelot, voici votre chapeau ! Et pour le drapeau, regarde, il est déjà accroché tout en haut du mat là-haut."

Elle regarda en l'air, là où il pointait le ciel du doigt, et comme elle n'apercevait rien, ni mat ni drapeau, elle se souvint de la conversation qu'ils avaient eue l'autre jour sur le pouvoir de l'imagination. Parfois, lui avait expliqué Alexis, ils n'étaient pas obligés de regarder les choses comme elles étaient, ils pouvaient les rendre bien plus jolies en se laissant porter par leurs rêves et en les dessinant eux-mêmes.

Alors, sur le drapeau noir accroché au mat imaginaire, elle effaça la méchante tête de pirate et la remplaça par des étoiles de toutes les couleurs. Ils n'avaient pas besoin de faire peur aux gens, eux : ils étaient de gentils pirates.

Deux gentils p'tits pirates.
Bientôt trois.



***


"Maman ! Dis, maman ! Quand est-ce qu'il arrive le nouveau bébé ?"



***


"Bientôt ! On est bientôt arrivés, les enfants, plus que cinquante kilomètres.
- Mais ça fait combien, cinquante kilomètres ? ronchonna Clara sur la banquette arrière.
- Un peu plus d'une demie heure.
- Mais ça fait combien de temps, une demie heure ?
- Tu vois l'horloge, là ?, répondit la voix masculine au volant. Quand la grande aiguille aura fait un demi-tour, on arrivera chez papi et mamie.
- Mais je m'ennuie !
- Mais non, tu ne t'ennuies pas, ma puce. Joue un peu avec ton frère, tu verras ça va t'occuper…
- Nan, il veut pas me prêter sa gameboy."

Clara croisa les bras devant elle en boudant, pendant que le cliquetis des touches du jeu électronique d'Alexis venait interrompre les quelques secondes de silence.

"Clara, s'il te plait, laisse papa conduire tranquillement." intervint sa mère d'une voix affectueuse. "Il a besoin de silence. Regarde les nuages dehors, le ciel est magnifique."

La fillette tourna la tête en rechignant, et s'appuya sur le siège pour bébé pour regarder par la fenêtre. Sauf qu'au lieu de bouder comme elle le voulait, elle laissa échapper un petit "ooh" surpris : c'était vrai qu'il était beau, le ciel. Les filaments vaporeux qui striaient la surface bleue se rassemblaient parfois en de gros moutons blancs. Les nuages se succédaient de l'autre côté de la vitre et elle s'amusa à compter le plus de formes possibles. Un lapin, une… tortue… un…

Bébé ?

Romain poussa un petit cri. Il l'observait depuis son siège en remuant ses petits bras potelés, ce qui lui donnait l'air de demander et de dire "Moi aussi, j'veux jouer !". Clara posa la main sur le haut de sa tête et caressa ses cheveux duveteux… Il était tout neuf, il venait d'arriver à la maison il y a quelques semaines et il sentait bon la pêche et l'innocence. Tout était si petit chez lui ! Ses yeux, ses doigts, ses petons, et ses habits de poupée… Clara approcha sa main de la version miniature et s'émerveilla à les comparer. Alors, prise d'un élan de responsabilité, elle lui fit un bisou sur la joue et lui murmura "D'accord…"

"D'accord,… je vais te raconter une histoire."

En imitation les grandes personnes le soir, elle leva les yeux au ciel d'un air sérieux pour trouver l'inspiration et sourit à pleines dents en trouvant une idée "tip-top" (comme disaient ses copines à l'école) et super originale à raconter à son nouveau petit frère :

"Il était une fois une princesse…"



***


"Et un enfant raté.
- Comment ça, raté ?
- …
- Eh ! Répète un peu c'que tu viens de dire !"

Mais David ne répéta rien. Le gamin se tenait dans la cour de l'école primaire, un air défiant sur le visage, entouré de ses copains de classe. Il ignora la protestation d'Alexis et tourna les talons.



***


"Ah, comme ils ont poussé !" s'exclama leur grand-mère en les voyant descendre de la voiture. Elle s'agenouilla sur le perron et ouvrit les bras pour y inviter ses petits-enfants. "Romain a tellement grandi, il a l'air d'un vrai p'tit homme maintenant !"

Romain, habillé d'une salopette marron et chaussé de deux baskets qui avaient auparavant appartenu à son grand frère, agrippa timidement le bas de pantalon de sa mère en dévisageant les nouvelles têtes. Il était déjà venu ici plein de fois depuis ses trois ans, mais tout semblait encore nouveau autour de lui… Tout était si grand ! Sa mère le souleva dans les airs, et le cala entre ses bras pour le transporter jusqu'au seuil de la maison.

"Quel trouillard ce Romain !", pensa Clara en claquant la porte de la voiture et en courant déposer un baiser sur les joues de sa…

"Mamiiie !, cria-t-elle en atterrissant dans ses bras.
- Oh, viens là mon cœur. Comment ça va depuis les dernières vacances ?
- Ca va, répondit-elle toute fière. J'ai eu un 20/20 en Histoire l'autre jour, alors maman m'a emmenée au magasin hier pour m'acheter des nouvelles chaussures… t'as vu comme elles sont belles ?"

Elle fit remuer ses doigts de pieds à travers les nouvelles sandales blanches et montra les fleurs rouges et jaunes qui étaient dessinées de chaque côté.

"Une vraie demoiselle ! Faudra que tu me montres tout ça en détails tout à l'heure… Et ton autre frère, mistinguette, tu sais où il est ?
- Euuuh…
- Alexis a boudé pendant tout le trajet, interrompit Julie, qui tenait toujours Romain dans ses bras. Ne me demande pas pourquoi, il fait la tête depuis une semaine, depuis qu'il est rentré de l'école. Si tu arrives à tirer autre chose de lui, je veux bien que tu me tiennes au courant. Avec moi il est muet comme une carpe !"

Elle sourit, plus par dépit qu'autre chose, comme si elle voulait signifier "ça lui passera sûrement, je ne sais pas quoi faire d'autre". Puis elle posa Romain par terre, lui prit la main et l'emmena, d'un pas hésitant, dire bonjour à son grand-père qui était assis dans le fauteuil du salon, occupé à lire les journaux du matin. Le p'tit bonhomme se retrouva sur les genoux de son grand papi, au plus grand plaisir de l'un et de l'autre. Et puis, quoi faire de plus pour son aîné ?, ça lui passerait sûrement.

L'heure était aux plus petits.



***


Bientôt 15h.

Clara et Alexis jouaient sur la plage depuis le début de l'après-midi, profitant des dernières heures où leur équipage pirate n'était constitué que de deux matelots. Car ce jour était un grand jour : Le matin-même, leur mère leur avait annoncé que Romain était enfin assez grand pour jouer avec eux ! Alors depuis l'aube, ils préparaient tout un tas d'épreuves pour tester ses aptitudes à devenir un des leurs, et se chuchotaient à l'oreille des messages secrets de la plus haute importance.

Au début, leur jeu de pirates était juste un moyen de s'amuser sur la plage en faisant des galipettes dans le sable. Mais au fur et à mesure des années, ils avaient pris des habitudes. Ils endossaient de temps en temps leurs personnages de capitaine et de moussaillon et s'inventaient des aventures, tantôt courant d'un côté à l'autre de la crique, tantôt s'asseyant calmement pour parler autour d'un feu imaginaire. Le métier était sérieux, non sans risque. Ils refaisaient le monde, dénichaient des trésors, et tentaient ensemble de résoudre les énigmes du monde des adultes. Surtout du monde des adultes. Et puis ils étaient tous les deux, comme… euh… deux mousquetaires :

"Un pour tous et tous pour un !" comme ils disaient dans les bandes dessinées.

Avant de commencer, Alexis s'arrêta et fit semblant de prendre une voix sérieuse :

"Aujourd'hui est un jour important, mamzelle Clara ! Une nouvelle recrue vient nous rendre visite. Il parait qu'il est jeune et inexpérimenté, et qu'il faudra bien s'occuper de lui. Vous êtes prêt, moussaillon ?
- Oui Capitaine !", répondit Clara en portant sa main à sa poitrine.

Ils se tournèrent vers le bord de la crique, où leur mère lisait un magazine en leur jetant des coups d'œil réguliers pour les surveiller. Romain quant à lui, trépignait à côté de cette dernière, tout excité à l'idée que ses frère et sœur viennent le chercher pour devenir "un vrai pirate". Faut dire qu'il les avait souvent vus s'amuser sans lui…

Ils s'approchèrent et se plantèrent devant leur potentielle recrue. Alexis portait un foulard noué sur la tête comme bandana, et Clara arborait deux couettes qui sortaient d'un bandeau multicolore. D'accord, les couleurs n'étaient pas vraiment dans l'esprit de piraterie mais ils s'en fichaient… ils avaient toujours été des gentils pirates, eux.

"Nom ?", demanda Alexis, mais comme Romain n'avait pas l'air de comprendre, il reformula en des termes plus directs : "Euh, comment tu t'appelles ?"
- Romain, répondit le p'tit homme.
- Et tu as quel âge ?
- Quatre ans !
- Très bien. Est-ce que tu sais compter jusqu'à dix ?"

Romain s'exécuta et récita ses dix chiffres dans l'ordre, fier de lui.

"Parfait. Et compter à l'envers, tu sais faire ?
- Trop fastoche !" répondit Romain du tac au tac.

Le garçonnet se pencha rapidement en avant, jusqu'à ce qu'il ait la tête à l'envers entre les jambes et récita lentement : "un… deux… trois… quatre cinq… six sept… huit neuf dix !"

Alexis et Clara pouffèrent de rire et se jetèrent un regard pour se concerter. Bon, d'accord, il avait quand même réussi l'épreuve. Au bout d'une demie heure de jeux et d'initiation, la décision était confirmée : Romain était prêt à rejoindre le navire. Ils sortirent le foulard noir qu'ils avaient préparé d'une de leurs poches et le nouèrent approximativement sur l'œil gauche de leur cadet.

"Bravo moussaillon !"

Romain sourit d'une joue à l'autre et se précipita vers sa mère :

"Mamaaaaaan ! Maman ! Chuis un piraaââte !"



***


"Soyez sages, les enfants."


***



"Alexis, j'ai un rendez-vous important ce matin ; je peux te redemander de déposer Clara à l'école sur le chemin du collège s'il te plait ?"

Désormais, l'aîné avait atteint l'âge de prendre soin de sa sœur. "Quatorze ans, c'est assez pour que je te fasse confiance, maintenant", avait dit sa mère sur un ton semi-formel il y a quelques semaines.

"Ok m'man."

Ca lui faisait bizarre d'être responsable tout à coup mais Alexis pressa la pré-adolescente pour qu'elle finisse son bol de céréales et attrapa son cartable dans le couloir.

"Bon par contre toi je te préviens, j'veux pas être en retard en cours cette fois, la dernière fois t'as fait exprès de traîner des pieds et c'est moi qui me suis fait engueuler, c'est pas juste."

Clara bougonna et murmura un vague "maieuh, j'veux pas aller à l'école"… Alexis ne comprenait pas pourquoi elle y mettait autant de mauvaise volonté. Après tout, elle ramenait toujours des bulletins brillants à la fin du trimestre et avait des meilleures notes que lui à son âge. Qu'est ce qu'elle trouvait si difficile ?

Péniblement, il réussit à la faire monter à l'étage pour se brosser les dents, puis enfiler ses chaussures et son manteau. Après un baiser rapide à sa mère, il claqua la porte de la maison derrière lui et activa le mouvement par automatisme, trop habitué à être en retard pour vérifier l'heure qu'il était. Tant pis, un peu d'avance ne pourrait pas leur faire de mal.

Il observa sa sœur marcher un mètre devant lui, repensant à sa question de tout à l'heure et se demandant soudain ce qu'elle pensait à ce moment précis, en allant à l'école. Elle parlait rarement de ce qui se passait en classe et maintenant qu'il y réfléchissait, elle ne ramenait presque jamais de copines à la maison…
A vrai dire, non, elle ne ramenait jamais personne à la maison.

En longeant la nouvelle rue, il la poussa gentiment par l'épaule pour l'inciter à accélérer le pas.

"Allez, plus que deux rues et on y est ! Je dois aller au collège moi après, n'oublie pas."

Il tourna une fois à gauche, une fois à droite, puis descendit un chemin en pente : les grilles de l'école primaire se profilèrent devant eux. Il s'installa derrière le portail, les mains dans les poches en attendant que sa sœur soit bien prise en charge. S'il lui arrivait quoi que ce soit, il aurait ses parents sur le dos pendant des semaines.

Clara courut retrouver une petite brune dans la cour de récré, au milieu de la foule d'élèves et de parents. Cette dernière jeta un coup d'œil du côté d'Alexis puis se retourna naturellement vers sa copine et prit un air désapprobateur.



***


"Alors, ta mère était encore occupée aujourd'hui ?
- Ouais…, répondit Clara en réajustant son cartable sur ses épaules. Elle avait une réunion, ça commence à devenir lassant.
- Encore !
- Ouais, encore. Parfois j'ai l'impression qu'elle s'fiche de nous parce qu'on est devenus trop grands. Elle conduit encore Romain les matins à l'école parce qu'il commence plus tard, mais nous on fait quoi, faut qu'on se débrouille ?
- Euuh..."

Elle n'en dit pas plus mais Clara savait ce que ce "euuh" voulait dire. Il signifiait "j'en sais rien, moi, mes parents ne me lâchent pas d'une semelle" et sa réaction était légitime. Pratiquement tous les autres enfants arrivaient à l'école le matin en tenant leur maman par la main. Sans se rendre compte du sujet sensible, sa copine continua :

"Mais elle t'a aidée au moins à préparer le contrôle d'histoire pour cet après-midi, hein ? Mon père me l'a fait répéter au moins dix fois hier ! J'arrêtais pas d'oublier des dates dans la chronologie."

Clara balbutia quelques syllabes, mal à l'aise.

"Moui… je…"

"Allez les grands, mettez-vous en rang ! On rentre dans dix minutes !"

La voix de l'institutrice interrompit la conversation des deux copines en plein milieu et Clara se sentit soulagée : elle ne tenait pas du tout à continuer de parler. Son père rentrait tard du travail le soir et sa mère surveillait simplement qu'elle avait bien fait ses devoirs. Son contrôle, elle l'avait préparé toute seule. Elle se débrouillait trop bien à l'école pour qu'on se fasse du souci pour elle.
Et d'une certaine façon, ça faisait mal. Dans sa petite tête de bonne élève raisonnable, elle se demandait parfois pourquoi elle, elle n'avait pas le droit d'avoir des parents derrière son dos qui s'inquiétaient pour elle. Ca lui faisait envie, quelquefois. On ne lui laissait même pas le choix d'être une petite fille comme les autres.

"Allez, on se dépêche !"

Clara réalisa l'appel de la maîtresse et courut jusqu'à son frère qui attendait toujours derrière la grille pour déposer un baiser rapide sur sa joue. D'ailleurs, il devrait partir vite aussi, s'il voulait arriver à l'heure en cours et ne pas se faire gronder par son prof comme la semaine dernière. Il regarda sa montre et ouvrit deux grands yeux apeurés : plus que cinq minutes !

En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il tourna les talons, lança un "ciao" en arrière et décampa en direction de son collège. Clara le regarda s'éloigner…

"Eh les deux mistinguettes là, Clara et Emily, dépêchez-vous de venir vous rassembler avec les autres ! On vous attend !"

La maîtresse attendait devant la porte de l'école, les deux poings posés sur les hanches, pendant qu'une file de bambins plus ou moins sages s'alignaient deux par deux en se tenant par la main…

"On arriiiive !"




***


"Dis maman, est-ce que quand on s'aime plus, on fait des plus beaux bébés ?"


***



"Emily, je vais te confier un secret." chuchota Clara dans un coin du préau, à l'abri de la cour de récréation.

Elle s'assit par terre et tira ses genoux contre elle, comme pour se protéger de la remarque qu'elle avait en tête, et se recroquevilla un peu plus sur elle-même.

"Je sais pas si c'est normal… L'autre jour je me disais que… Mes parents, je ne les ai jamais vus s'embrasser.
- Comment ça ? Tu ne les as jamais vus s'embrasser du tout ?
- Non… enfin si, mais je veux dire… "

Elle avala difficilement, cachant sa gêne.

"Des fois, je me demande s'ils sont contents d'être ensemble. Je les vois juste se dire bonjour ou au revoir, mais jamais comme à la télé, tu sais ? Jamais comme des amoureux qui se tiennent dans leurs bras pendant longtemps et tout et tout…
- Ah…"

Elle regarda sa copine, l'air un peu inquiet.

"Tu crois que c'est normal ?"



***



"Non, Romain !, je vais devoir te le répéter combien de fois ? Vas-t'en et laisse moi tranquille !"

Alexis s'était retourné sur sa chaise et fusillait du regard son cadet qui venait de s'introduire dans sa chambre pour la troisième fois de l'après-midi.

"J'ai du boulot à faire, je peux pas jouer avec toi. Alors pour la énième fois : sors de ma chambre s'il te plait."

Son ton était dur et sec, presque malgré lui.

"Mais j'ai pas enviiieuuuh."

Un soupir énervé et des bruits de papiers froissés lui vinrent en réponse. Alex crispa les doigts sur son stylo à plume et posa le front sur son bureau. Il savait qu'il fallait qu'il reste calme mais c'était plus fort que lui : il n'avait pas besoin qu'un gamin vienne lui brailler dans les oreilles. Il avait un devoir de physique à rendre pour lundi et il fallait qu'il bosse. On les avait prévenus qu'au lycée ça serait dur et qu'ils devraient travailler plus sérieusement.

"Bon écoute, Romain, j'ai pas envie d'être méchant mais j'ai des trucs à faire. Je ne peux plus m'occuper de toi tout le temps comme avant.
- Mais j'm'ennuie !
- Ben va t'ennuyer ailleurs." lacha-t-il, agacé.

Il se leva pour mettre son frère dehors, mais Romain sauta sur le lit et s'enroula dans les couvertures.

"Naaan, j'veux pas partir !
- Vas-t'en s'il te plait, me force pas à appeler…
- Mamaaaaaan ! Il veut pas que je reste avec lui, il est méchant avec moi !"

Une voix lointaine retentit dans le couloir et poussa instantanément un soupir exaspéré :

"Quoi ? Qu'est ce qu'il y a encore ?
- C'est Alexis qui…" commença Romain mais son aîné l'interrompit avant qu'il ne puisse finir sa phrase.
- … qui a du boulot à faire et sa vie à mener, et aimerait qu'on le laisse faire ces deux choses en paix. Maman, tu peux lui dire d'arrêter de venir m'embêter toutes les deux minutes s'te plait ? On n'a plus le même âge !"

Et c'était vrai : Il avait passé l'âge de s'amuser bêtement et de courir dans les couloirs. Parfois il se disait qu'il aimerait bien retourner à cette période un peu simplette, mais quitte à traîner avec des gens, il préférait maintenant essayer se faire des amis au lycée ou sortir au ciné le soir. Même Clara était devenue un peu petite pour lui, la différence d'âge commençait à se faire sentir… Alors sept ans de différence avec Romain !

Il se rassit correctement sur sa chaise et se reconcentra sur son boulot.

"Bon, je peux me remettre à mon devoir maintenant ? J'en ai encore pour au moins deux heures et j'en ai déjà marre."

La voix du couloir se matérialisa à travers la porte et appela doucement son fils de neuf ans :

"Viens mon lapin, embête pas ton frère, il est plus grand tu sais, c'est normal qu'il ait des choses à faire… d'accord ?"

Romain bougonna et traîna les pieds pour sortir de la chambre.
Fait chier.



***



"Oh ! Je ne veux pas entendre des mots pareils sortir de la bouche d'une jeune fille !"

Clara était installée sur un tabouret rectangulaire dans un coin du salon et rassemblait des partitions dans un tas devant elle. Un tas de feuilles qu'elle posa sur le pupitre en râlant.

"Mais maman, combien de fois il va falloir vous le répéter : je n'ai plus envie de jouer du piano, j'en ai marre, je n'aime pas ça.
- Mais si, voyons… tu joues si bien…
- Ce n'est pas la question, bougonna-t-elle.
- Ca serait bête, ça nous fait tellement plaisir de t'entendre, à Papa et à moi.
- Eh bien, c'est votre affaire… "

Elle s'arrêta de parler mais continua de fureter parmi ses partitions pour se donner de la contenance :

"Après tout, si vous y tenez tant que ça, vous n'avez qu'à vous acheter une chaîne hi-fi et la collection des CDs de Mozart. "

Clara posa ses doigts sur le clavier et appuya sur des touches au hasard, créant un accord crissant et dysharmonieux qui se répercuta contre les murs du salon.

"Voilà, c'est ça, achetez vous des CDs. Ca sera bien plus beau que de m'écouter moi.
- Oh, arrête…
- Arrête quoi ?
- Tes bêtises et sois gentille un peu… C'est tellement beau quand tu t'appliques ! On entend l'air dans toute la maison…"

Elle avait l'air sincère avec son sourire rêveur au coin des lèvres. Elle semblait vraiment ne pas prendre cette conversation comme une dispute. Elle était simplement fière de sa fille et contente de l'aider à surpasser ses limites, à se découvrir.

"Mais je ne vois pas le rapport : j'ai envie de passer à autre chose. Ca ne me fait plus plaisir à moi, je ne joue pas pour moi, tenta à nouveau Clara..
- Et ça ne compte pas, que ça nous fasse plaisir à nous ? Tu ne veux pas au moins continuer à jouer pour les autres ?
- Pff… Vous êtes ridicules.
- Oh ! On ne parle pas comme ça à sa…
- A sa mère, oui je sais, interrompit-elle. Mais ce n'est pas de ma faute si vous ne comprenez rien. J'aimerais bien faire quelque chose une fois dans ma vie parce que j'ai envie de le faire et non pas parce que je suis censée le faire."

Clara baissa les bras, réalisant qu'elle n'avait pas envie de se battre et que c'était encore une fois peine perdue.

"Apparemment vous ne voyez pas la nuance, tans pis pour vous."



***



"Alors c'est vrai ce qu'a dit Papa tout à l'heure à table ? Tu vas vraiment partir ?"

Romain levait des yeux de garçonnet incrédule vers Clara, ne semblant pas vraiment réaliser les implications du départ de sa soeur. Un mélange de déception et d'excitation à l'idée qu'elle s'en irait, oui… mais à Paris ! Tout au nord de la France !

Ils avaient déjà visité la capitale il y a quelques années tous ensemble, et Romain en gardait un souvenir flou de lumières et de grands bâtiments. Il avait réussi à convaincre tout le monde de monter les escaliers de la tour Eiffel à pieds et avait admiré Paris vue de haut, avec ses foules de touristes en bas. Un amalgame d'images dans sa mémoire, où trônaient le métro de toutes les couleurs et son émerveillement devant les vitrines animées des grands magasins pour les préparations de noël.

Ses yeux s'illuminèrent soudain.

"Dis, j'veux pas vraiment que tu partes mais si tu dois vraiment, je pourrai venir te voir ?"

Clara ébouriffa les cheveux bruns de son petit frère, contente de son positivisme enfantin. Malheureusement, tout le monde ne réagissait pas comme lui : Alexis la boudait à moitié depuis qu'elle lui avait annoncé la nouvelle il y a deux jours, sans réussir à se défaire de cette impression qu'elle les abandonnait alors qu'elle n'abandonnait personne. Elle avait juste envie de partir un peu, d'être libre de faire ce qu'elle voulait et de changer d'air.

Ce n'était plus permis, de prendre l'air ?

"Oooh, et tu me ramèneras des choses de là-bas ? Tu nous enverras des photos ?, reprit Romain en secouant la main de son aînée.
- Je t'enverrai des photos, si tu me promets de bien travailler à l'école".

Romain hocha la tête.

"Promis.
- Promis de chez promis ? Promis pour de vrai ?
- Oui !
- Alors je n'ai pas besoin de me faire de souci pour toi. C'est parfait !"

Elle lui tendit une main qu'il serra, et conclut le pacte de leurs responsabilités à venir. Tout irait bien. Elle aimait l'idée que quelqu'un d'autre dans cette maison puisse se réjouir de son nouveau départ et y voie des points positifs, même ce "quelqu'un" ne comprenait probablement pas tout ce qui se passait. Hé !, dans un sens Romain avait raison… sa future nouvelle vie avait toutes les raisons d'être excitante.

Après tout, elle avait ce qu'elle voulait. Elle allait se changer les idées… et en plus elle partait à Paris !




***



7h38.

Elle filait vers la gare à toute vitesse, ses deux valises et son sac à dos déposés dans le coffre de ce taxi qu'elle avait appelé sans réfléchir. C'était drôle comme les choses arrivaient parfois sans qu'on ne les voie venir… Elle n'avait pas prévu de partir toute seule ce matin. Elle avait prévu d'attendre sa mère comme convenu, et de faire le trajet en voiture. Mais l'heure avait tourné, et le cliquetis des aiguilles de sa montre avaient égrené les dernières secondes qu'elle passait dans cette maison, dans cette famille… C'était drôle, non ?, ce réflexe que les gens avaient, de regretter à l'avance les choses qu'ils n'avaient pas encore quittées. Clara avait regardé autour d'elle et avait remarqué tous ces petits détails insignifiants qui définissaient pourtant sa routine, ses habitudes. Les clés sur le buffet, le manteau de son père accroché dans le couloir, les jeux vidéo de Romain étalés devant la télé du salon, le bruit que faisaient ses pas sur le parquet de l'entrée…

Je n'ai pas envie de partir, murmura Clara en enfouissant la tête dans le col de son manteau, s'empêchant par la même occasion de voir le paysage niçois défiler à travers les fenêtres du taxi. Merde, je n'ai pas envie de partir.

Il fallait qu'elle arrête de réfléchir, ça ne servait à rien. C'était précisément pour cette raison qu'elle était partie sur un coup de tête ce matin : pour éviter de cogiter, pour s'empêcher d'avoir peur et de vouloir faire marche arrière. Elle avait assez de fois fait le tour de la maison, vérifié l'heure et refoulé ses doutes. Elle ne pouvait plus attendre, il fallait qu'elle parte maintenant, pendant qu'elle était encore décidée. Le taxi, lui, allait de l'avant. Le conducteur anonyme l'emmenait là où elle devait aller : dans le wagon 15, place 37, du train 05198 à destination de Paris. Elle ressortit les billets de son sac à main et lut à nouveau les inscriptions en lettres capitales :

NICE VILLE - PARIS GARE DE LYON

Sur un bout de papier dans la poche à l'avant de son sac, à portée de main, elle avait aussi imprimé le plan du métro. Ce soir, elle serait parisienne... Et pensionnaire. Fini la cuisine de sa mère, les baignades avec Romain et les palmiers à la sortie de l'école. Lits superposés, préparez-vous ! Ce soir, elle découvrirait ses futurs camarades autour d'une table de cantine.



***



"Allo Clara ? C'est Emy. Ca fait des semaines que je n'ai pas eu de tes nouvelles, comment ça va à Paris ?"

Clara respira profondément en entendant l'accent du Sud. Ca lui faisait plaisir d'entendre la voix chantante effleurer ses tympans. Après un mois, elle avait déjà oublié… Elle s'habituait petit à petit à la vie parisienne, au trajet "lycée-internat" tous les matins et tous les soirs, et au train-train des devoirs et des soirées télé dans la salle commune du premier étage de l'internat.
La voix d'Emily était fraîche et rassurante. Elle colla son téléphone portable plus près de son oreille et sautilla intérieurement :

"Emy ! Quoi de neuf sur la Côte ?
- Hop hop hop, pas de triche. C'est toi qui as des choses à raconter, ma grande !
- Oh ben écoute, ça va, je m'habitue… répondit la jeune néo-parisienne d'un ton volontairement nonchalant pour se moquer et attiser la curiosité bien connue de son interlocutrice.
- Ah non hein, raconte ! Tu as fini de déballer tes valises ? Ce n'est pas trop dur depuis l'installation ? La fille qui partage ta chambre est toujours sympa ? La bouffe à la cantine est bonne ?
- Oui oui, mais tu sais, c'est vrai en même temps : il n'y a pas grand chose à raconter, tout est encore nouveau ici… Je découvre petit à petit.
- Justement !
- Justement quoi ?, répondit Clara en faisant semblant de ne pas comprendre.
- Justement ! Quand tout est encore nouveau, il y a plein de choses à dire." dit-elle sur le ton de l'évidence. Elle s'arrêta quelques secondes puis reprit, l'air satisfait : "Tiens, on va s'y prendre autrement : dis moi ce que tu faisais avant que je t'appelle et à quoi tu penses tout de suite maintenant."

Clara réfléchit quelques secondes, le temps que ses pensées passent de l'état "émotion" à l'état "mots".

"Je viens de rentrer de cours, je suis assise sur la chaise de mon bureau et je me dis que… euh… tu me manques."

Elle entendit Emily sourire à l'autre bout du fil et se demanda comment elle avait répondu ces mots si naturellement alors que quelques minutes auparavant, elle ne pensait pas du tout aux niçois ou aux juanais (ou "les habitants de Juan-les-Pins", comme elle devait préciser à tous ses nouveaux camarades parisiens qui la regardaient avec de grands yeux interrogateurs quand elle expliquait d'où elle venait). Elle vivait sa nouvelle vie de lycéenne libérée. Pourtant, le fait d'entendre la voix de son amie comme ça si nettement, lui faisait parcourir neuf cents kilomètres en une minute et la ramenait à tous ses anciens repères.

Emy lui manquait.

Elle fixa les murs déjà décorés de posters de sa nouvelle chambre tout en laissant glisser les mots d'Emily dans son oreille. Ils avaient un goût de soleil et de familiarité. Elle l'écouta raconter les dernières histoires du lycée, la rentrée, les copains avec qui elle serait en classe cette année. Margot qui avait grandi de dix centimètres pendant l'été, Maxime qui était apparemment parti comme elle en internat à Paris (oh, peut-être qu'elle pourrait essayer de le voir ?), et la nouvelle plutôt sympa qui venait d'arriver.

Et puis elle parla de sa mère, de son père et de sa petite sœur qui rentrait au collège.

Clara imaginait toute la petite famille dans la maison méditerranéenne où elle était si souvent allée jouer quand elle était petite, et où elle allait régulièrement pour discuter. Elle la connaissait plus ou moins par cœur, cette maison à côté du collège. Elles achetaient souvent un croissant en sortant des cours, marchaient les quelques rues qui les séparaient de chez Emy et allaient faire leurs devoirs. C'était son "étude scolaire" à elle (avec les confidences en plus et le regard du pion en moins). D'ailleurs, c'était tellement pratique que depuis la sixième, Emily n'avait pas mis les pieds chez les Cellio… Est-ce qu'elle s'en souvenait encore, même ?

C'était étrange, dans l'autre sens Clara pouvait tout visualiser dans sa tête. A ce moment précis, à coup sûr, Emy était assise sur la couette rouge et blanche de son lit, dans sa chambre, les jambes croisées, une main dans les cheveux, juste en dessous des cartes postales rétro qu'elle avait collées sur le mur l'année précédente.

Aaah… Un mois sans nouvelles, quand est-ce qu'elles pourraient rattraper le temps perdu ?

"Allo Clara, tu m'écoutes ?"

La parisienne refocalisa son attention sur la conversation et réalisa soudain la question que sa copine venait de lui poser…

"Quand est-ce que je reviens à Juan ? Je ne sais pas… à noël à priori ? On essayera de trouver du temps libre pour se voir, promis. Par contre, je dois filer là, on se rappelle une autre fois, d'accord ?"

La poignée de la porte venait de se baisser et sa "coloc", Delphine, entra en laissant brusquement tomber son sac de cours Eastpack sur le parquet.

"Pff, je suis épuisée !" Elle s'effondra sur le matelas inférieur des lits superposés. "Ca va Clara ? T'as passé une bonne journée ?"




***


Romain poussa la porte d'entrée de la maison et laissa tomber son sac sous le porte-manteaux. Il embrassa sa mère rapidement à la cuisine, puis grimpa les escaliers quatre à quatre jusqu'au dernier étage, où il frappa à la porte de son frère. Ce dernier leva la tête en le voyant entrer. Il tapotait son bureau couvert de ses devoirs d'université du bout des doigts, en suivant le rythme du disque qui tournait en musique de fond dans sa chaîne hi-fi.

"Alexis, il faut que je te pose une question."

Romain s'assit sur la première chaise venue, sans attendre qu'on l'y invite. Son corps d'adolescent supportait de mieux en mieux la montée précipitée des marches. Il souffla quelques coups rapides pour reprendre sa respiration et demanda dans un sourire :

"Dis moi, comment on fait pour faire comprendre à une fille qu'on l'aime bien ?"

Il regarda son grand frère avec des yeux étincelants.

"Il y a cette fille dans mon nouveau lycée, Maëlys, je n'ai pas l'occasion de lui parler souvent puisqu'on est pas dans la même classe, mais elle a l'air hyper sympa. Je crois qu'on pourrait bien s'entendre…"

Il laissa traîner sa phrase en espérant qu'Alexis prendrait le relais. Mais l'autre se contenta de hocher la tête, un sourire en coin :

"Bienvenue dans le monde des grands !" Il se tourna un peu sur sa chaise, de façon à bien lui faire face, et croisa les doigts sous son menton. "Vas y, je t'écoute. D'abord, raconte moi tout."




***


"Oh non, nos fils sont sérieux, les filles ça ne les intéresse pas du tout, hein les garçons ?"


***



"Oh la la, mais qu'est ce que tu me saoules !
- D'abord attention, on ne parle pas comme ça à sa mère. Ce n'est pas parce que tu es majeure et que tu n'habites plus ici que tout doit t'être permis pendant tes vacances. Il y a des choses que je ne permettrai pas dans cette maison."

Clara s'adossa au mur de la cuisine et croisa les bras devant elle tout en fixant son regard sur le sol, pour s'empêcher de s'énerver.

"C'est vrai, j'oubliais. Ici on n'a pas le droit de dire de gros mots. On ne peut pas s'exprimer, dire qu'on en a marre, dire qu'on est contents, dire qu'on a peur ou qu'on a mal. Tout va toujours bien, tout est toujours génial, faut surtout pas parler, faut surtout pas s'énerver. Alors, tu vois, c'est génial je ne vais pas te dire que je ne suis pas d'accord, je ne vais pas m'énerver et je vais aller traîner mes baskets et mes états d'âme dehors. Bon après-midi, maman."

Elle se pencha en avant et l'embrassa sur la joue.

"Je reviens vers vingt heures ce soir pour manger, d'accord ?"

Clara sortit de la maison et glissa ses mains dans les poches de son jean en suivant le trottoir. Elle avait quatre heures à occuper dans l'après-midi et elle ne savait pas ce qu'elle voulait faire. De plus en plus, à chaque fois qu'elle rentrait sur la Côte, elle se disait que ce n'était plus vraiment chez elle, ici. Juste une masse de souvenirs plus ou moins lointains qui lui picotaient la peau quand elle y repensait. Une douceur ambiante empreinte de familiarité.

Elle continua de marcher et sentit la brise méditerranéenne souffler dans ses cheveux.
Elle n'était plus vraiment Juanaise.
Pas vraiment parisienne non plus.
Alors quoi ?



***


Fais attention à Romain. Les anges ont cette tendance parfois terrible à céder, et finir par se transformer en démons.

Ne vous inquiétez pas pour moi, tout se passera bien. Je vous demande simplement de me faire confiance et de me laisser m'envoler…

… car c'est bien ce que font les anges, non ?

S'envoler.



***


"Elle est partie." murmura Romain.

Alexis posa sa sacoche à l'entrée du salon, où son cadet était recroquevillé dans l'obscurité, dans un des fauteuils, les yeux rouges et le visage blême. Il s'approcha prudemment de son frère, pris de court en le trouvant dans cet état en rentrant du boulot. Il avait l'air abattu, brisé de fatigue et de tristesse. Qu'est-ce qui s'était passé ? Est-ce que c'était Maëlys qui l'avait quitté ?

"Elle est partie", répéta Romain sourdement.

Mais pas un mot de plus.
Alexis alla s'asseoir sur le bras du fauteuil à ses côtés et posa instinctivement une main sur son épaule.

"Shh, qu'est ce qui se passe ?" murmura-t-il doucement, "c'est Maëlys c'est ça ?"

Nouveau silence sans réponse, qu'il interpréta comme un acquiescement.

"Ca va aller, tu vas voir… ça fait toujours mal la première fois. Je sais que tu as déjà dû entendre ça des milliers de fois à la télé mais vraiment, tu finiras par t'en remettre même si aujourd'hui ça te paraît peut-être un peu dur à surmonter."

Il frictionna les cheveux de Romain affectueusement, comme s'il était encore le petit enfant qu'il avait connu et qui avait besoin de réconfort. Il s'attendait à un "merci", ou à une tentative de positivisme. Mais au lieu de ça, Romain se mit à renifler et s'appuya contre l'épaule de son frère. Alexis sentit des larmes couler le long de son cou et accepta l'étreinte qui se referma autour de lui.

"C'est Maman" prononça Romain entre deux sanglots, "ils l'ont emmenée à l'hôpital."

 

>> Chapitre 8 - Une vie avant