
"On se connaît oui, énonça Clara dans l'esquisse
d'un sourire complice.
- On s'est croisées quelques fois, confirma Emily.
- A peine !
- Oh oui, si peu."
Alexis les regarda l'une après l'autre, l'air un peu perdu. Il pointa son doigt vers Emily et récapitula :
"Donc Emily, tu connais déjà Clara
et Clara, tu
n'as pas pensé à me prévenir hier soir dans quoi je venais
de mettre les pieds. C'est logique
" ironisa-t-il en levant les
yeux au plafond. "Tu peux m'expliquer comment j'ai fait pour tomber sur
la seule fille de la Promenade des Anglais qui était liée de
près ou de loin à toi ?
- Je ne sais pas, tu t'es très bien débrouillé, répliqua
l'intéressée. Je suis admirative.
- Mais pourquoi vous ne m'avez rien dit ?"
Clara se tourna brièvement vers son amie puis répliqua en haussant les épaules :
"Je ne sais pas, ça devait être plus amusant comme ça
?
- Sérieusement
- On peut éviter la question pour le moment ?
- Est-ce que j'ai le choix ?, demanda Alexis.
- Non, pas vraiment."
Plutôt que d'insister, il profita de ce répit pour se réinstaller dans son fauteuil. Il savait que ça ne mènerait à rien. Emily, qui était toujours agenouillée par terre à ses côtés, l'imita et réajusta sa robe d'un revers de main avant de se rasseoir. Puis elle demanda :
"Je peux poser une question quand même ?
- Oui, répondit Clara. Vas-y.
- Tu m'en veux ?
- Hm
non."
C'était un petit "non" prononcé avec trop peu de conviction pour être crédible. Avant qu'Emily ne réplique, Clara se dépêcha de préciser :
"On ne s'est pas parlé depuis deux ans
Je t'avoue que vous
surprendre tous les deux dans la chambre d'Alexis, ça m'a fait un peu
bizarre.
- Oui, ça je veux bien le croire.
- Et je ne sais toujours pas bien quoi en penser."
Clara vit sa dernière phrase trouver un écho dans les yeux d'Emily et détourna son regard de celui de la jeune femme, avant de devoir donner plus d'explications. Alexis soupira et se renfrogna, les bras croisés sur son ventre. Le serveur, qui les guettait depuis le comptoir, profita de cette pause inopinée pour venir proposer d'autres boissons chaudes. Emily commanda un nouveau chocolat chaud. Dehors, la pluie battait toujours son plein. Quelques touristes passaient régulièrement d'un pas précipité devant les vitres en cherchant un endroit où s'abriter.
A l'intérieur, le trio attendait patiemment que les choses se débloquent d'elles-mêmes. Enfin, Clara fit le premier pas vers les autres. Elle enfonça ses mains dans les manches de son pull, en guise d'auto-protection, se pencha légèrement en avant et déclara :
"Bon ok, on ne va pas rester comme ça pendant des heures. C'est
débile. Je ne suis pas en colère. Mais vous devez comprendre
qu'au moment où je vous ai surpris hier, j'ai eu l'impression d'être
la fille la plus stupide sur terre. Voilà, vous êtes contents
?
- C'est absurde, protesta Alexis, qui s'était redressé sur son
siège, visiblement satisfait que la conversation prenne un tournant
plus dynamique.
- Vraiment ? Mon frère et ma meilleure amie sortent ensemble et je
ne suis au courant de rien. Tu trouves ça normal ? J'ai eu l'impression
que le monde tournait sans moi. Que je n'avais plus aucune importance ici.
- Mais tu sais que ce n'était pas
- Que ce n'était qu'une vulgaire sauterie ? Oui, je le sais maintenant
! Pfiou, d'ailleurs quel soulagement !"
Elle appuya l'ironie de sa phrase et retint un rire nerveux.
Dans sa tête, elle se revit en train de monter les escaliers pour aller voir son frère. Ca lui paraissait déjà une éternité. Elle se souvint de l'appréhension compacte d'un moment difficile à passer ils allaient devoir parler et affronter l'absence de leur mère. Elle comptait sur lui pour l'aider à retrouver ses repères et la rassurer à sa façon.
Et puis elle avait vu Emily.
Emily qui la regardait avec des yeux terrorisés.
Et d'un coup tout s'était effondré. Pas parce que l'idée d'une relation entre eux était inconcevable, mais parce qu'ils la prenaient de court et qu'elle n'était au courant de rien. Les deux personnes les plus marquantes de son enfance se voyaient sans qu'elle ne le sache.
Elle les regarda tous les deux, sur les fauteuils du café, et se demanda comment ils en étaient arrivés là. Elle ne les aurait jamais imaginés ensemble, mais ils avaient beaucoup changés depuis son dernier passage dans le Sud. Emily avaient de longs cheveux bruns qui lui descendaient en boucles autour des oreilles, elles-mêmes percées de deux gouttes argentées. Légères, élégantes. Son visage arrondi la rendait plus adulte et plus épanouie. Quant à Alexis, elle ne voulait même pas y penser Elle reprit la parole en forçant un sourire d'excuses, histoire de relancer la conversation.
"J'ai cassé l'ambiance, hein ?, demanda-t-elle.
- Ce n'est pas grave, elle n'était pas particulièrement saine
avant, répliqua Alexis. Franchement j'ai cru que vous étiez
devenues folles à un moment. Je suis presque rassuré.
- Presque ?, intervint la troisième interlocutrice.
- Presque, j'ai encore des doutes, même si je crois comprendre maintenant.
J'aurai quand même le droit à des explications plus tard ?
- Plus tard, si ça ne te dérange pas, répéta Clara
sans l'ombre d'une hésitation.
- A vrai dire, ça te dérange si je t'emprunte ta sur dix
minutes ?, intervint Emily. Je te la ramène après, promis."
Alexis hocha la tête, et Emy prit Clara par la main pour l'emmener à l'autre bout de la pièce, sans lui demander son avis. Elle poussa finalement la porte du café et s'arrêta de l'autre côté, à la limite de la ruelle mouillée, à l'abri du auvent de l'entrée. Un frisson de froid parcourut le dos de Clara, mais Emily referma rapidement ses bras autour d'elle.
"Ah tu m'avais manquée, tu n'as pas idée ! Ca me fait
tellement plaisir de
- Attends ! Attends. Je ne sais pas ce qu'Alexis t'a raconté."
la coupa Clara de manière soudain affolée, les mots quittant
sa bouche plus vite qu'elle ne l'aurait pensé. Elle se dégagea
de l'étreinte et continua sans interruption : "Le connaissant,
il n'a rien du te dire du tout, mais Maman est morte. C'est pour ça
que je suis ici. C'est arrivé vendredi."
La bouche d'Emily se contracta en un mot qui fut tout de suite interrompu par la voix de Clara :
"Non, ne dis pas " oh merde ", s'il te plait.
- Oh
merde."
Clara parlait d'une voix étonnamment articulée et détachée.
"Je repars dimanche. Je ne reste que pour une semaine. Je ne veux pas que tu te fasses d'idées."
Emily regarda autour d'elle et s'anima d'une agitation fébrile. "Ok,
alors dis-moi ce que tu veux que je fasse. Tu peux qu'on parte et qu'on s'isole
quelque part toutes les deux pour l'après-midi ?Je suis là pour
toi si tu veux.
- Mon manteau est à l'intérieur.
- On peut aller le chercher.
- Alexis est à l'intérieur. On n'était pas venus pour
ça.
- Tu ne réponds pas à la question."
Clara haussa les épaules et se frotta les bras énergiquement pour faire fuir le froid insidieux qui se glissait sous les mailles de son chandail.
"Je ne sais pas quoi te répondre. Je n'ai qu'une envie depuis
dimanche c'est de retourner à Paris et de faire comme si rien ne s'était
passé. J'ai envie de faire semblant que je pourrai toujours parler
à maman la semaine prochaine au téléphone, quand les
choses se seront un peu tassées. Alors tu comprends, j'ai du mal à
réaliser. Les choses ont tellement changé ici, j'ai l'impression
de ne plus compter pour personne et je
- Eh."
Emily l'interrompit et lui prit la main.
"Je veux retrouver ma routine de Paris", compléta Clara en sentant sa voix se briser.
Emy ouvrit les bras et attendit que son amie s'y blottisse, prudemment au début, résistante, puis de façon plus franche. Ca faisait si longtemps qu'elles n'avaient pas eu l'occasion de se voir, de se parler Le souffle d'Emily sur la joue de Clara avait quelque chose de quasi irréel : elle n'étreignait pas l'étudiante parisienne qui venait de revenir sur la Côte, elle enlaçait la fille qui, à une certaine époque, rêvait d'une vie imparfaite et qui venait de l'obtenir malgré elle. Quel retour en arrière. Emy relâcha un peu son étreinte et murmura dans l'oreille de sa copine :
"Je suis désolée pour hier, tu n'avais vraiment pas besoin
de ça
- Ce n'est pas grave
"
Clara profita de quelques secondes supplémentaires maintenue dans ses bras puis se dégagea et demanda en secouant la tête, pour alléger l'atmosphère :
"Au fait, dis, tu l'aimes vraiment bien Alexis ou c'est juste un truc
comme ça ?
- Honnêtement ? Je ne sais pas, je t'avoue que je n'ai pas encore réfléchi
à la question."
Clara sentit l'once de complicité de leur adolescence se réinstaller entre elles et remarqua l'utilisation du mot "encore". Elle nota la réponse dans un coin de sa tête et suggéra de retourner à l'intérieur, prétextant qu'elle commençait à attraper froid. En réalité, elle n'était pas mécontente de retrouver l'ambiance nouvelle de ce trio improvisé. Alexis les attendait en tripatouillant son téléphone. Il releva précipitamment la tête en les voyant rentrer et les gronda gentiment.
"Oh ça va, on n'est pas parties si longtemps !, réagit
Clara en souriant.
- Facile à dire lorsqu'on n'est pas celui qui attend tout seul à
l'intérieur
- Et tu te plains de rester au sec !"
Pendant leur absence, il avait commandé trois muffins qu'il avait posés devant chacune de leurs places. Il les invita à se rasseoir puis prit aussitôt la parole, un air soudain plus sérieux sur son visage.
"Je n'arrive pas à croire que je sois tombé sur "la" Emily de Clara. Il y avait une chance sur un million pour que ça arrive. Je ne t'aurais jamais reconnue, je suis vraiment désolé."
Il avait l'air sincère et avait visiblement pris le temps de réfléchir à la situation pendant leur courte absence.
"Je tiens à vous dire que si ça vous gène, on peut
faire semblant que tout ça n'est jamais arrivé et je vous laisse
passer votre après-midi toutes seules. Il n'y a aucun problème.
- Non, il pleut dehors, le coupa Clara, comme si la raison était encore
une fois suffisante.
- Surette, tu te souviens de cette invention formidable dont je t'ai
parlé ce matin
le parapluie ?"
Il leva les sourcils pour appuyer sa question et parut satisfait quand sa sur secoua la tête d'un air désespéré. Elle ne s'offusqua pas pour autant et répondit d'une voix pudique :
"Oui sauf que tu n'en as pas sur toi. Alors s'il te plait joue le jeu et ne m'oblige pas à te demander de rester."
Elle le regarda fixement pour s'assurer qu'il avait compris puis tourna la tête vers son amie :
"Ce que je ne saisis toujours pas, reprit Clara, c'est que vous n'ayez
pas tilté sur la situation plus tôt. Emy, tu étais déjà
venue à la maison pourtant, non ?
- Ben pas tant que ça. Tu sais, à l'époque, je devais
mesurer un mètre quarante et j'avais un appareil dentaire et un sac
Eastpack. Alors ce n'est pas si étonnant qu'il ne m'ait pas reconnue.
Et les maisons blanches avec des toits en tuile rose, ce n'est pas ce qui
manque dans la région. Peut-être que j'aurais du juste
- Oui ?
- Ben maintenant que j'y pense, j'aurais probablement du remarquer certains
détails mais je n'ai probablement pas voulu faire attention. On est
montés directement là-haut et je-
- Ouhla, trop d'informations."
Clara leva une main pour l'arrêter net dans son discours et un sourire discret se dessina sur les lèvres d'Emily.
"Il ne s'est rien passé", la rassura-t-elle.
Les deux filles échangèrent un regard mi-gêné mi-amusé comme ceux du temps où elles se confiaient leurs secrets à propos des garçons du collège et se mirent à rire malgré elles. En temps normal, Clara n'aurait jamais accepté d'avoir ce genre de conversation à côté de son frère mais bizarrement, le fait qu'il connaisse désormais Emy changeait la donne. Leur trio s'équilibrait. De "frère de", il passait également au statut de "copain de" il prenait le rôle du copain traîné au milieu d'une discussion de filles, même si, se répéta-t-elle intérieurement, ils n'étaient pas ensemble. Pas "encore".
Connaissant Alexis, il devait même être bien loin de ces projections.
D'habitude, il ne restait jamais très longtemps avec la même
fille. La durée de ses relations se comptait en semaines, voire en
jours ou en heures. Parfois, quand ça se passait bien, Clara avait
l'occasion de les voir aux vacances suivantes, mais c'était tout. Il
n'avait aucun regret quant à son statut de célibataire charmeur.
Pourtant aujourd'hui Emily semblait minauder, les pommettes résolument
rosies, et Alexis réussissait à la faire rire, ce qui était
en soi une preuve de leur entente naturelle. Clara ne voulait pas interférer
dans leurs histoires. Elle n'aurait imaginé qu'Emily puisse être
un jour le genre de fille à se laisser entraîner dans une chambre
sur un coup de tête. Et pourtant. Pourtant elle était là
cet après-midi à les regarder tous les deux, décidée
à ne pas influer sur le cours des choses.
"Tu fais quelque chose ce soir, Emy ?, demanda-t-elle doucement.
- Je suis libre en fin d'après midi, si tu veux. Mais là, il
ne va pas falloir que je tarde, j'ai un rendez-vous à quinze heures.
Tu m'appelleras plus tard pour me dire ce que tu veux faire ?"
Elle regarda le cadran de sa montre et se redressa sur son siège.
"Ouhla, d'ailleurs le temps passe ! Je vais être en retard. Ca ne vous dérange pas si je file comme une voleuse ?"
Elle se leva et ramassa ses affaires :
"On se rappelle dans l'après-midi pour convenir d'un lieu de
rendez-vous ?
- Ca marche. Allez file, ne te mets pas en retard."
Elle enfila son manteau et s'approcha de Clara pour lui faire la bise. Puis elle se tourna vers Alexis, hésita quelques secondes en approchant son visage du sien et finit par poser deux baisers sur chacune des ses joues. Légers, amicaux. Et s'éloigna en resserrant l'écharpe autour de son cou et en jetant un dernier coup d'il en arrière, avant de glisser sous la pluie fine qui continuait de tomber au dehors.
Ils regardèrent la porte se fermer derrière elle, puis Clara se retourna vers son frère.
"Bon, ça te dirait de faire un tour aussi ?" dit-elle en
détaillant le décor du café autour d'elle, dont elle
commençait à se lasser. "J'ai la bougeotte, j'ai besoin
de sortir.
- Euh
Alors tu as changé d'avis ?
- Comment ça ?
- Tu n'as pas arrêté de me dire qu'il pleuvait dehors. Ce n'est
pas le moment de tomber malade.
- Parce qu'il y a un temps pour être malade ?
- Non, mais certains sont pires que d'autres.
- Et celui-là en est un ?
- Voilà."
Elle le dévisagea sans savoir quoi répondre. L'idée de rester enfermée tout l'après-midi ne l'enchantait pas du tout et elle ne tenait pas à replonger dans l'ambiance morose des confidences et des souvenirs.
"Maieuuuh
lâcha-t-elle d'une voix enfantine.
- Ah ben ça c'est constructif !, se moqua Alexis. A vrai dire, ça
m'étonne, je pensais que tu profiterais du départ d'Emily pour
me poser plein de questions sur elle jusqu'à ce que je me sente gêné
et mal à l'aise.
- Non, dit-elle dans une fausse moue. Je sais déjà que tu l'aimes
bien."
Elle pesa ses mots, leva le ton de sa voix au bon endroit pour lui faire comprendre que ça ne l'embêtait pas. Ou pas vraiment. Il l'aimait bien et il avait le droit, elle n'avait pas grand chose à y redire.
"Tu ne veux vraiment pas sortir ?
- Non, ça m'inquiète tout ce silence. Je veux savoir ce que
tu as dans la tête et s'il le faut, je te garderai emprisonnée
sur ce siège jusqu'à la fin de l'après-midi !
- Chiche. J'aimerais bien voir ça."
Elle rigola et en riposte, il lui attrapa les deux bras pour les lui bloquer, dans une manuvre habile, contre les accoudoirs du fauteuil.
"Aha ! Tu fais moins la maligne maintenant ?
- Si j'arrive à me dégager, j'ai le droit de partir ?"
Elle profita de son temps de réponse pour le prendre par surprise. En deux secondes elle avait déjà pivoté sur elle-même et ramassé son sac.
"Rattrape-moi si tu peux." lança-t-elle à l'aveugle.
Elle alla récupérer son manteau accroché à proximité et courut vers la porte d'entrée. La sonnette tinta au moment où elle s'enfonçait dans les ruelles du Vieux Nice.
Elle savait qu'Alexis n'oserait pas partir sans payer l'addition et qu'elle gagnerait ainsi quelques précieuses minutes d'avance. Elle se retourna pour vérifier qu'il ne la suivait pas puis accéléra le pas. Trottinant, elle s'enfonça dans la ville, la veste sous le bras et son sac serré contre le coude. Les gouttes orageuses lui collaient à la peau, mais elle ne prit pas le temps de renfiler son manteau. Au contraire, elle courut plus vite dans les rues dallées, essayant de s'abriter au maximum sous les auvents des boutiques pendant qu'elle se dirigeait vers la mer. Derrière elle, des bruits de pas se rapprochaient. Elle bifurqua à gauche et s'engagea sur la Place Rosetti. Elle devait se fondre dans la masse, se perdre au milieu de la foule. Sans qu'elle ne s'en rende compte, le jeu avait prit une tournure de défi : était-elle encore chez elle au milieu de ces décors provençaux où elle connaissait tant de cachettes ? Elle arriva sur le Cours Saleya, et reconnut instantanément la cour profonde, sur laquelle étaient installés quelques maraîchers et fleuristes courageux, sous les bâches de leurs stands bariolés. Mais il n'y avait personne avec qui se confondre, ni même d'agitation pour couvrir le bruit de ses pas sur les dalles mouillées.
Elle ralentit, avant de capituler complètement. Alexis arrivait déjà sur la place, un petit air victorieux dessiné sur son visage éprouvé par la course.
"Ok ok, tu as gagné ! Mais dis-moi que tu n'as pas aimé ça, le défia-t-elle à distance."
Il inspirait de grandes bouffées d'air, les mains sur les hanches et le buste penché en avant, pour reprendre sa respiration.
"Tu es complètement folle.
- Peut-être. Allez viens, on va prendre une bière.
- Tu veux me tuer, c'est ça ?
- Oh, tout de suite les grands mots."
Elle lui donna cinq minutes pour retrouver son souffle pendant qu'elle allait acheter à boire dans le premier magasin du coin. Elle trouva quatre bouteilles de bière dans une boutique à touristes au fond de la place, et revint le rejoindre, son sac en plastique à la main.
"Bon et maintenant, on va où ?, demanda Alexis, l'air mi-intrigué
mi-épaté par le comportement de sa sur.
- On monte en haut de la colline du Château ! Viens."
Il la suivit sans la contredire, probablement curieux de voir jusqu'où elle pourrait l'emmener. Clara menait le chemin, à travers les stands du marché puis le long de la mer, pendant une dizaine de minutes, jusqu'à l'Hôtel Suisse, au pied des escaliers qui grimpaient sur le versant de la colline. Elle respirait fort et portait son attention sur les détails de la vie environnante. Le calme agité de la mer contrastait avec le bruit des voitures qui les dépassaient régulièrement.
Arrivés au pied des marches, elle lui fit signe de passer le premier.
"Attends deux secondes, dit Alexis. Tu ne veux pas quand même m'expliquer un peu ce qui se passe dans ta tête ?"
Elle secoua la tête de gauche à droite puis lui désigna le sommet de la butte.
"Là-haut, on parlera si tu veux."
Elle serra contre elle le sac plastique contenant les bouteilles de verre
pour qu'elles ne s'entrechoquent pas et commença à gravir les
marches. Nice s'étalait déjà sur leur droite. Clara absorba
toute la ville du regard. La sensation était étrangement agréable,
comme si elle s'élevait par dessus tous ses problèmes et prenait
de la hauteur sur leur situation. A Paris également, le Trocadéro
et la Butte Montmartre comptaient parmi ses excursions préférées
du weekend. Elle s'installait en surplomb, et observait la ville s'animer
autour d'elle.
Aujourd'hui, Nice était là, tranquille, imperturbable. La pluie
s'était calmée et seules quelques gouttes tombaient encore des
arbres sous lesquels ils passaient en faisant attention de ne pas glisser
sur les marches humides.
Ils ne trouvèrent personne en arrivant au sommet. Les allées désertes menaient à des points de panorama inoccupés. Clara, le souffle rendu erratique par la monté sportive, se dirigea vers l'un d'entre eux, s'assit en travers sur le parapet et décapsula une des bouteilles qu'elle porta à sa bouche dans un soupir de soulagement.
"Ah, ça fait du bien ! Bon alors, maintenant qu'on est là,
tu voulais parler de quoi ?" dit-elle en lui tendant une bouteille. "Si
c'est à propos d'Emily, c'est bon, je te rassure, je ne t'empêcherai
pas de la revoir si tu veux. Vous êtes tous les deux adultes et ce n'est
pas à moi de vous mettre des bâtons dans les roues.
- Non, ce n'est pas de ça que je voulais parler...
- Alors de quoi ? Je t'ai déjà dit que je n'avais pas envie
de passer des heures à parler de maman."
Alexis se tut et regarda sa soeur avaler une nouvelle lampée de bière.
"Alors ?
- Ce n'est pas bon de trop intérioriser
- C'est marrant, ça m'étonne de toi que tu aies autant envie
de parler. D'habitude tu es plutôt celui à qui il faut tirer
les vers du nez. "
Alexis se taisait toujours. Elle le dévisagea. "Et maintenant tu ne dis plus rien ?"
Pour toute réponse, il examina enfin la bouteille entre ses mains, comme s'il en découvrait seulement la présence, et frappa le bord du goulot contre l'arrête du muret. La capsule s'ouvrit dans un "pschiit" et il avala une gorgée du liquide.
"Non, apparemment je ne dis plus rien. C'est mieux comme ça.
- Maman me manque.
- Moi aussi."
Ils restèrent plusieurs minutes à contempler la baie qui s'ouvrait devant eux. La mer déposait ses rouleaux d'écume blanche sur la plage de galets. Le vent caressait leurs joues et au loin, faisait gonfler les voiles de quelques bateaux au large de la Marina. Il faisait froid, l'alcool leur tenait chaud.
"Je sais que tu ne veux pas en discuter mais je voulais juste que tu
saches que je suis désolé, commença Alexis.
- Je t'ai déjà dit que ça n'était pas grave. Je
m'en remettrai. Et au pire, j'essayerai d'être contente pour vous.
- Ce n'est pas ça.
- Et puis, franchement tu aurais pu plus mal tomber. C'est une chouette fille.
- Ecoute-moi deux secondes. Je voulais m'excuser pour mon comportement d'il
y a quelques années.
- Vraiment une chouette fille."
Ils se turent à nouveau. Elle fit semblant de ne pas l'entendre. Il vida le fond de sa bière en une longue gorgée et rentra ses mains dans les poches de son pull.
"Je suis désolé de t'en avoir voulu quand tu es partie,
lâcha-t-il. Je n'ai pas été très juste sur ce coup-là.
- Pas seulement sur ce coup-là."
Un nouveau silence.
"Tu m'en veux ?" demanda-t-il.
Elle ne répondit pas mais sortit la deuxième bouteille du sac plastique et la lui tendit en faisant un signe de la tête.
"Bois." dit-elle.
Elle ne savait pas trop où elle voulait en venir. Ingurgiter soixante-six centilitres d'une boisson faiblement alcoolisée n'allait certainement pas résoudre leurs problèmes mais elle n'avait pas envie de réfléchir et, dans le contexte actuel, l'alcool semblait être la meilleure solution pour les aider à faire le point.
"Je t'en ai voulu aussi, tu sais.
- J'ai cru comprendre. Mais tu m'as laissé tout seul avec papa, maman
et Romain, j'avais le droit d'être en colère. Ca n'a pas été
facile après ton départ.
- Tu sais très bien que j'avais mes raisons.
- Je sais.
- Alors on fait quoi ?
- Rien, je voulais juste que tu saches que je suis conscient de ne pas avoir
été très cool avec toi. Et que j'ai envie d'être
là, maintenant.
- C'est ça.
- Tu ne me crois pas ?
- Je te croirai le jour où je voudrai te croire.
- Qu'est-ce que tu fais après l'enterrement, tu retournes déjà
à Paris ?
- J'ai réservé mon billet pour dimanche. Je pars à la
fin du weekend."
Alexis hocha la tête en signe d'acquiescement.
"D'accord. Tu as des gens pour t'épauler là-bas, au moins ? Ca va aller en rentrant toute seule ?"
Clara se retint de lui voler dans les plumes pour le faire arrêter de poser des questions, mais elle détourna la tête et réfléchit quelques instants. A vrai dire, elle n'avait pas encore bien réfléchi au post-enterrement, ni à comment elle allait réussir à affronter tout ça quand elle rentrerait à Paris. Elle avait ses amis de l'internat et de la fac. Elle avait sa routine, ses repères, ses habitudes. Mais elle n'était pas sure de ne pas s'écrouler et de ne pas fondre en larmes dès qu'elle passerait le seuil de son studio dimanche soir.
Elle ne répondit pas et noya ses réflexions dans de nouvelles gorgées de bière. La deuxième bouteille était déjà presque finie, elle commençait à sentir les premiers effets désinhibiteurs.
"Tu ne réponds pas ?, demanda timidement Alexis.
- Tu ne t'arrêtes jamais de poser des questions ?"
Elle vida sa deuxième bouteille pour de bon et attrapa machinalement celle qu'Alexis avait reposée sur le muret entre eux deux. Elle ne voulait plus s'arrêter, comme si la boisson remplissait le vide et qu'il ne fallait laisser aucun intervalle où elle risquerait de perdre consistance.
"Fais attention, Clara, tu vas être saoule, fit remarquer Alexis
d'une voix protectrice.
- Et alors ? Qu'est ce que ça peut bien faire ?"
Elle se préparait à riposter qu'on leur avait toujours dit d'être sages, de ne pas trop sortir, de ne pas boire, et que ça ne les avait jamais menés nulle part, mais Alexis la prit à contre-pied.
"Ben déjà, pour commencer, on vient de monter plusieurs centaines de marches pour arriver jusqu'ici et je ne tiens pas à redescendre avec ma sur bourrée sur le dos. Je suis un homme fragile, tu me connais."
Elle rigola malgré elle et se leva maladroitement, debout sur le parapet, pour lui prouver qu'elle pouvait encore tenir en équilibre.
"Regarde ! Aucun problème."
Elle chancela exprès près du bord, pour sentir l'adrénaline grimper le long de sa colonne vertébrale.
"Viens, monte avec moi."
Elle tendit la main à son frère, mais celui-ci refusa de l'attraper. Devant elle, le vide était omniprésent. Elle se tourna vers le large, étendit les bras et prit des inspirations puissantes, puis cria de toutes ses forces en poussant toutes les molécules d'air hors de son corps.
"AAAAAAAAAHHHH !"
Elle vida ses poumons à plusieurs reprises, face aux appartements et aux maisons qui s'étendaient devant la colline. En temps normal, elle n'aurait jamais pu lâcher la pression comme ça, en sachant que des gens pouvaient l'entendre, mais aujourd'hui pour une raison ou pour une autre, la levée de cette interdiction lui procurait une sensation de liberté extrême.
"Bordel de merde ! Ca fait du bien ! Viens."
Elle tendit de nouveau la main à Alexis, mais il s'était déjà levé et secouait la tête en réajustant sa veste.
"Je suis désolé Clara, je vais devoir filer, j'ai un rendez-vous
dans une heure.
- Oh
ok.
- Fais attention à toi quand tu rentreras, je crois que tu es un tout
petit peu éméchée, dit-il en souriant.
- Tu rentres à la maison ce soir ?
- Il y a des chances que non.
- Pourquoi, tu vas où ?
- A-ha !"
Il eut un sourire coquin et déposa un baiser rapide sur la joue de sa sur.
"Petite curieuse ! J'ai un rencard."
Il s'éloigna sans plus de détails, et elle entendit ses pas énergiques dans la descente des escaliers.
Emily ?
Son rythme cardiaque s'accéléra perceptiblement. Elle sortit son téléphone de son sac à main et composa les dix chiffres du numéro.
"Allô Emily ? C'est Clara, je t'appelais pour savoir si tu étais
toujours partante pour ce soir ?
- Ah, Clara, oui, bien sûr. Je me libère d'ici une demi-heure.
Tu veux qu'on se retrouve où ?"
Le cur de Clara fit un petit bond dans sa cage thoracique. Elle s'accrocha un peu plus fort au combiné.
"Ben euh
je t'avoue que je n'ai pas réfléchi à
la question, répondit-elle en essayant de mettre ses pensées
au clair.
- On va au Bistrot d'Antoine ?
- Non. Attends, laisse-moi une seconde.
- Tu préfères un bar ?
- A vrai dire, je te proposerais bien de venir chez moi, si ça te tente
?
- Tu voudrais ? Ca ne te dérangerait pas ?
- Alexis ne sera pas là."
Il y eut une demi-seconde de silence à l'autre bout du fil, qu'elle ne sut pas comment interpréter.
"Vingt heures, ça te va ?, répondit Emily.
- Ca marche.
- A tout à l'heure."
***
Clara fit le chemin du retour toute seule, en prenant le temps d'observer
les villes qui se réveillaient de l'autre côté des fenêtres
du bus.
Elles se retrouvèrent devant la maison. Clara l'attendait assise sur les marches perron, dans la lueur de l'halogène, avec une feuille de papier A4 où elle avait écrit en grosses lettres le nom de l'arrivante, comme dans les aéroports.
"J'ai cru comprendre que tu arrivais en terre inconnue", dit-elle en faisant un clin d'il. "Si tu veux, je peux même improviser une visite guidée."
Elle lui refit une bise et la fit rentrer dans son ancien chez-elle. Son père était à la cuisine, elle l'avait prévenu qu'une amie allait passer à la maison.
Elle commença par le salon au rez-de-chaussée, puis passa à la salle à manger attenante, où Emily s'écria " Ah mais c'est là qu'on avait fêté ton anniversaire, à tes sept ans ! ". Elles se souvinrent de la disposition de la table et des décorations qu'elles avaient collées aux murs. Emily retrouva des détails insignifiants, qui lui faisaient pourtant étrangement plaisir, comme le masque de Venise à côté du buffet ou le miroir doré au dessus la cheminée. Ses yeux semblaient étinceler à l'idée de redécouvrir l'espace où leurs camarades de classe avaient improvisé une chorégraphie sur une musique de Mylène Farmer, voilà plus de quinze ans. Les souvenirs étaient presque palpables.
"Ca a l'air de te faire tellement plaisir, si tu veux je te retrouve
le CD ce soir et tu nous fais revivre ce moment inoubliable, s'amusa Clara.
- Chiche. C'est envisageable, à condition de ne pas me ridiculiser
devant toute ta famille comme la dernière fois.
- Seulement devant mon père. Viens, je vais te le présenter."
Elle l'entraina à la cuisine, où l'homme était plongé dans ses casseroles, la tête cachée dans un nuage de vapeur et de fumée.
"Ca va papa, tu t'en sors ?"
Il se dégagea de l'espace de cuisson et essuya ses mains sur les bords de son tablier avant d'en tendre une à Emily.
"Enchanté. Je ne sais pas si vous avez l'intention de rester
manger toutes les deux ce soir mais je suis en train de préparer du
poulet aux légumes. Je peux rajouter un couvert sans problème.
- C'est gentil, merci monsieur, répondit Emy en serrant la main qui
lui était tendue.
- Monsieur ! Non non, tu peux m'appeler Michel. On s'est déjà
rencontrés quelques fois je crois. Clara parlait tout le temps de toi
à l'époque du collège."
Les deux filles se regardèrent instinctivement, comme pour retrouver ces souvenirs dans les yeux de l'autre. Mais ni l'une ni l'autre n'arrivait à se remémorer les "quelques fois" en question. Le père de Clara rentrait toujours tard le soir du boulot et voyait ses enfants le weekend. Alors, en semaine, ce n'était pas lui qui entrait en contact avec les copains et les copines de l'école
Clara déglutit, ravalant la comparaison douloureuse.
"Du poulet aux légumes ça sera parfait, papa. On va monter
un peu à l'étage si tu veux bien, mais on te prévient
dès qu'on sait ce qu'on fait ce soir.
- Tu sais si tes frères sont là ?
- Alexis est de sortie, répondit-elle d'une voix la plus neutre possible,
éviter d'enflammer une situation déjà difficile.
- Et Romain ?"
Elle secoua la tête pour signifier qu'elle n'avait pas de nouvelles depuis le matin. Son père hocha la tête et frotta de nouveau ses mains sur son tablier.
"Ok. Allez, je ne vous retiens pas plus longtemps. Merci d'être passées dire bonjour. Prévenez moi quand vous aurez décidé si vous restez manger ou non. Mais faites vraiment ce qui vous fait envie, je ne vous oblige pas à passer plus de temps avec un vieux crouton comme moi."
Le mot choqua Clara. Elle dévisagea son père mais aucun signe n'indiquait qu'il plaisantait. C'est Emily qui réagit la première en allant respirer les odeurs qui émanaient des différentes préparations qui mijotaient dans les casseroles.
"Ne dites pas ça. Pour ma part, je serais ravie de diner avec vous ce soir. Ca a l'air délicieux."
Elle esquissa un sourire et se retourna vers Clara, qui acquiesça d'un mouvement de tête.
"Je suis sure qu'on peut même vous aider à cuisiner",
ajouta Emy avec enthousiasme. Elle jeta un il sur le livre de recettes
ouvert sur le plan de travail et évalua le niveau d'avancée
du plat principal.
"Oh, il n'y a plus grand chose à préparer.
- Alors une entrée ? Un dessert ? Un gâteau au chocolat ?
- Oups, intervint Clara en feignant une grimace gênée. Ca, ça
ne va pas être possible. J'ai vu une petite souris dans la cuisine ce
matin finir toute la plaquette de chocolat noir.
- Ah." Emily rigola. "Et est-ce que tu sais si la petite souris
a fini aussi toute la farine et tous les ufs ?
- Non, ça ça devrait aller. Il me semble que les souris sont
allergiques à la farine, tu ne risques rien.
- Alors parfait, je propose un gâteau au chocolat sans chocolat."
Le spectacle d'Emily détendit l'atmosphère. Clara était surprise qu'elle fasse la rigolote devant un adulte qu'elle connaissait à peine mais son père souriait du bout des lèvres, comme touché de la complicité des deux filles.
"Servez-vous dans le placard, dit-il. Il reste des ufs dans le frigo."
Puis il se rapprocha discrètement d'Emily, mit la main devant sa bouche comme pour lui dire un secret, et chuchota assez fort pour que tout le monde entende :
"Ne le répète pas, mais il me semble qu'un gâteau au chocolat sans chocolat, ça s'appelle un quatre-quarts."
Emily rit poliment et Clara fut surprise de reconnaître dans cette phrase l'humour d'Alexis. Elle abandonna l'idée de remonter à l'étage et suivit l'élan de son amie en attrapant un saladier dans le placard à vaisselle. Son père les observait du coin de l'il et glissait seulement parfois un mot ou deux. Il continuait à touiller le contenu de ses casseroles et se mettait à leur niveau, à sa façon, en participant à la conversation et en endossant, en plus de son rôle de père, un rôle d'adulte, d'ami.
Les filles mirent le gâteau au four et Clara s'effondra sur une des chaises.
"Ca va ?, demanda Michel d'une voix inquiète.
- Oui, mais je suis complètement vannée. Je ne dors pas très
bien ces temps-ci."
Elle poussa un grand soupir. L'effet des bières s'était estompé mais laissait place à une fatigue modérée.
"Je pense que j'ai besoin de faire une petite sieste avant de passer
à table
Emy, tu veux monter ou tu restes ici ?
- Je monte ! Ca fait une éternité que je n'ai pas vu ta chambre."
L'intéressée attrapa la main de Clara et l'aida à se relever pour monter les escaliers, puis à s'allonger sur son lit, les yeux fermés et la tête renversée en arrière.
"Ahlala, je n'aurais pas du boire tout à l'heure, j'ai la tête
qui tourne
- Ah ben oui, forcément, quand on veut jouer à la rebelle
- Oh non, ne me fais pas un sermon aussi.
- Pas du tout. Au contraire, j'approuve.
- Tu approuves ?
- Le fait de te saouler."
Clara se releva légèrement sur ses coudes. Emily lui sourit.
"Tu veux bien m'expliquer ?
- Eh bien
je vais te citer un psychiatre qui a dit un jour : Je ne sais
pas s'il y a une vie après la mort, mais ce dont je suis sûr,
c'est qu'il y en a une avant.
- Et ?
- Et l'alcool ça casse des barrières et ça fait vivre.
Si tu as besoin de ça en ce moment, alors moi j'approuve. On se pose
toujours plein de questions par rapport à la vie après. Je pense
qu'on oublie trop souvent la vie avant."
Emily se leva du lit pour clore le sujet. Elle regarda tout autour d'elle et demanda de façon peu convaincue :
"Bon et alors, c'est à ça que ressemble ta chambre ? Ce n'est pas très gai dis donc."
Quelques rares photos cassaient la monotonie des murs blancs. Clara secoua la tête.
"Non effectivement, j'habite à Paris maintenant tu sais. Je ne mets plus souvent les pieds par ici. Je te promets que les murs de mon studio parisien sont beaucoup plus vivants."
Elle visualisa la pièce qu'elle avait abandonnée quelques jours auparavant et ajouta :
"Il faudra que je t'invite là-bas un jour, si tu veux.
- Tiens, c'est une idée, ça." répondit Emily sur
le ton de la moquerie. "Je n'ai vraiment jamais espéré
que tu me proposerais ça un jour. Ja-mais."
Elle laissa le mot en suspens pour insister sur l'ironie de son ton puis se laissa tomber sur le lit.
"Bon, et on la fixe à quand, cette visite ?"
Clara ferma les yeux et profita de l'enthousiasme d'Emily. Parmi les morceaux
de vie qui avaient volé en éclats depuis plusieurs jours, une
première brique se remettait doucement en place. Elle inspira longuement
et accepta avec soulagement ce premier signe que les choses allaient petit
à petit rentrer dans l'ordre.